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Lettre de Saint-Ex pour notre Fin des Temps

Lettre de Saint-Ex pour notre Fin des Temps

• Un document, une longue lettre publiée il y a un demi-siècle, qui nous rappelle que notre crise a des racines si profondes, qu'elle est d'hier et d'aujourd'hui. • C’est une lettre d’Antoine de Saint-Exupéry, écrivain et aviateur, à un incertain >général ‘X’<

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L’ami Nicolas B., délaissant ses ‘Carnets‘ pour cette fois, nous a procurés cette lettre d’Antoine de Saint-Exupéry >au général ‘X’<, écrite en juillet 1943 (et publiée en 1948-1956) alors que Saint-Ex venait d'être rétabli dans l'Armée de l'Air de la France Libre et se trouvait stationné sur une base américaine en Tunisie. Commandant dans l'Armée de l'Air, âgé de plus des fatidiques 40 ans (limite d'âge pour les missions de combat), avec un cœur très fragile, une multitude de séquelles de diverses blessures résultant d'accident d'avions de sa longue carrière de pilote-explorateur, où il fut notamment de l'aventure de l'Aéropostale, – avec son ami Henri Guillaumet et son héros qu'il tenait pour un demi-dieu, Jean Mermoz.

Saint-Ex, c’est la grande littérature française et une grandiose attitude d’antimoderne parfaitement accordée aux souffrances de son temps et du nôtre, mais c’est aussi et d’abord l’aviation et ses frères d’armes et d’aventure. En 1943, lui qui n’avait vécu que pour l’aviation, découvrait que les avions étaient devenus des machines puissantes et terribles qui allaient dévorer le monde et qu’il n’aimait plus. Ses amis avuent vécu, – Mermoz disparu dans l’Atlantique Sud en 1936, Guillaumet abattu en Méditerranée en 1940. Il lui restait à survivre pour mourir dignement.

Il dut batailler pendant des mois avec la bureaucratie de l’US Army Air Force pour pouvoir être intégré dans une unité française de reconnaissance en Sardaigne puis en Corse, qui volait sur des bimoteurs et bipoutre de chasse et de reconnaissance Lockheed P-38 ‘Lightning’. (Il parle dans sa lettre de ses premiers vols sur P-38.) Ces énormes machines, d’une puissance peu commune, volait à très haute altitude et, pour cette raison, le P-38 fut le premier chasseur avec un cockpit pressurisé. C’est à cause de son âge et surtout de sa santé (le cœur) que l’USAAF ne voulait pas l’autoriser à voler sur P-38, jugeant le risque trop élevé pour lui. Sa notoriété immense aux USA et son entêtement forcèrent le destin.

L’installation du commandant Saint-Ex dans le cockpit de son P-38 pour chaque mission demandait l’aide d’au moins deux mécanos tant sa souplesse était réduite et le faisait souffrir atrocement des séquelles de ses vieilles blessures. Il disparut le 31 juillet 1944, à 44 ans, lors d’une mission de reconnaissance sur la vallée du Rhône et la Provence. On retrouva et identifia formellement l’épave de l’avion en 2003, dans les eaux au large de Marseille… Peut-être fut-il abattu par un Messerschmitt 109 en maraude (un Allemand, ancien pilote de la guerre, signala des années plus tard, après l’identification de l’épave, qu’il avait abattu un ‘Lightning’ dans cette zone, le jour où Saint-Ex ne rentra pas à sa base.)

Il était désespéré, accablé d’une immense tristesse tenant à la catastrophe de notre Fin des Temps et sans doute la mort qui ressemblait au suicide d’un combattant épuisé lui fut-elle une délivrance. Sa blessure la plus affreuse, la plus terrible, la plus impitoyable, sa blessure mortelle enfin, c’étaient son époque et la modernité dévorante qui saisissaient dans leurs griffes mortelles le monde et les hommes devenus robots.

« De la tragedie grecque, l’humanite, dans sa decadence, est tombee jusqu’au theatre de M. Louis Verneuil (on ne peut guere aller plus loin). Siecle de la publicite, du systeme Bedeau, des regimes totalitaires et des armees sans clairons ni drapeaux ni messe pour les morts. Je hais mon epoque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. »

La lettre ci-dessous fut écrite a La Marsa, pres de Tunis, en juillet 1943. Parue dans Le Figaro litteraire, no 103, 10 avril 1948. Recueillie dans Un sens a la vie, Gallimard, 1956.

dde.org

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Au general ‘X’

Je viens de faire quelques vols sur P-38. C’est une belle machine. J’aurais ete heureux de disposer de ce cadeau-la pour mes vingt ans. Je constate avec melancolie qu’aujourd’hui, a quarante-trois ans, apres quelque six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver grand plaisir a ce jeu-la. Ce n’est plus qu’un instrument de deplacement – ici, de guerre. Si je me soumets a la vitesse et a l’altitude a un age patriarcal pour ce metier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma generation que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois.

Ceci est peut-etre melancolique, mais peut-etre bien ne l’est pas. C’est sans doute quand j’avais vingt ans que je me trompais. En octobre 1940, de retour d’Afrique du Nord ou le groupe 2-33 avait emigre, ma voiture etant remisee, exsangue, dans quelque garage poussiereux, j’ai decouvert la carriole et le cheval. Par elle, l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers avaient un autre role que celui de battre la mesure derriere les vitres a cent trente kilometres a l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la broutaient.

Et je me suis senti revivre dans ce seul coin du monde ou la poussiere soit parfumee (je suis injuste, elle l’est en Grece aussi comme en Provence). Et il m’a semble que, durant toute ma vie, j’avais ete un imbecile…

Tout cela pour vous expliquer que cette existence gregaire au cœur d’une base americaine, ces repas expedies debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de 2 600 CV dans une sorte de batisse abstraite ou nous sommes entasses a trois par chambre, ce terrible desert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le cœur. Ca aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de juin 1940, c’est une maladie a passer. Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voila tout. Aujourd’hui, je suis profondement triste – et en profondeur. Je suis triste pour ma generation qui est vide de toute substance humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathematiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui dans une action strictement gregaire qui n’a plus aucune couleur. On ne sait pas le remarquer. Prenez le phenomene militaire d’il y a cent ans. Considerez combien il integrait d’efforts pour qu’il fut repondu a la vie spirituelle, poetique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui que nous sommes plus desseches que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, rien qui ait la densite poetique d’un Austerlitz. Il n’est que des phenomenes de digestion lente ou rapide), tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’etre reveilles a une vie spirituelle quelconque. Ils font honnetement une sorte de travail a la chaine. Comme dit la jeunesse americaine : « Nous acceptons honnetement ce job ingrat » et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec desespoir. Sa maladie n’est point d’absence de talents particuliers, mais de l’interdiction qui lui est faite de s’appuyer, sans paraitre pompiere, sur les grands mythes rafraichissants. De la tragedie grecque, l’humanite, dans sa decadence, est tombee jusqu’au theatre de M. Louis Verneuil (on ne peut guere aller plus loin). Siecle de la publicite, du systeme Bedeau, des regimes totalitaires et des armees sans clairons ni drapeaux ni messe pour les morts. Je hais mon epoque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.

Ah ! General, il n’y a qu’un probleme, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquietudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble a un chant gregorien. Si j’avais la foi, il est bien certain que, passe cette epoque de « job necessaire et ingrat », je ne supporterais plus que Solesmes. On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croises, voyez-vous ! On ne peut plus. On ne peut plus vivre sans poesie, couleur ni amour. Rien qu’a entendre un chant villageois du XVe siecle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots. Tous les craquements des trente dernieres annees n’ont que deux sources : les impasses du systeme economique du XIXe siecle, le desespoir spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ? Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ? Les hommes ont fait l’essai des valeurs cartesiennes : hors les sciences de la nature, ca ne leur a guere reussi. Il n’y a qu’un probleme, un seul : redecouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. Ca deborde le probleme de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que peut-etre la vie de l’esprit conduise a l’autre necessairement). Et la vie de l’esprit commence la ou un etre « un » est concu au-dessus des materiaux qui le composent. L’amour de la maison – cet amour inconnaissable aux Etats-Unis – est deja de la vie de l’esprit.

Et la fete villageoise et le culte des morts (je cite ca, car il s’est tue depuis mon arrivee ici deux ou trois parachutistes, mais on les a escamotes : ils avaient fini de servir). Cela c’est de l’epoque, non de l’Amerique : l’homme n’a plus de sens.

Il faut absolument parler aux hommes.

A quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’epilepsie revolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin reglee, tous les problemes veritables commenceront a se poser. Il est peu probable que la speculation sur les stocks americains suffise, au sortir de cette guerre, a distraire, comme en 1919, l’humanite de ses soucis veritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-meme, trop vieillot, se decomposera en une multitude de neo-marxismes contradictoires. On l’a bien observe en Espagne. A moins qu’un Cesar francais ne nous installe dans un camp de concentration neo-socialiste pour l’eternite.

Ah ! quel etrange soir ce soir, quel etrange climat. Je vois de ma chambre s’allumer les fenetres de ces batisses sans visage. J’entends les postes de radio divers debiter leur musique de mirliton a cette foule desœuvree venue d’au-dela des mers et qui ne connait meme pas la nostalgie.

On peut confondre cette acceptation resignee avec l’esprit de sacrifice ou la grandeur morale. Ce serait la une belle erreur. Les liens d’amour qui nouent l’homme d’aujourd’hui aux etres comme aux choses sont si peu tendus, si peu denses que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois. C’est le mot terrible de cette histoire juive : « Tu vas donc la-bas ? Comme tu seras loin ! – Loin d’ou ? » Le « ou » qu’ils ont quitte n’etait plus guere qu’un vaste faisceau d’habitudes. En cette epoque de divorce, on divorce avec la meme facilite d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut meme pas etre infidele : a quoi serait-on infidele ? Loin d’ou et infidele a quoi ? Desert de l’homme.

Qu’ils sont donc sages et paisibles, ces hommes en groupe. Moi, je songe aux marins bretons d’autrefois, qui debarquaient a Magellan, a la Legion etrangere, laches sur une ville, a ces nœuds complexes d’appetits violents et de nostalgie intolerable qu’ont toujours constitues les males un peu trop severement parques. Il fallait toujours, pour les tenir, des gendarmes forts ou des principes forts ou des fois fortes. Mais aucun de ceux-la ne manquerait de respect a une gardeuse d’oies. L’homme d’aujourd’hui, on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou avec le bridge. Nous sommes etonnamment bien chatres. Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupe les bras et les jambes, puis on nous a laisses libres de marcher. Mais je hais cette epoque ou l’homme devient, sous un totalitarisme universel, betail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ca pour un progres moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme a quoi il conduit. L’homme y est defini comme producteur et consommateur, le probleme essentiel est celui de distribution. Ainsi dans les fermes modeles. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme a quoi il pretend par son essence meme. On fait defiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cezanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voila la verite du peuple! On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cezanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un betail soumis. Mais ou vont les Etats-Unis et ou allons-nous, nous aussi, a cette epoque de fonctionnariat universel? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail a la chaine : systeme Bedeau, a la belote. L’homme chatre de tout son pouvoir createur et qui ne sait meme plus, du fond de son village, creer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin. C’est cela, l’homme d’aujourd’hui.

Et moi, je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait ecrire La Princesse de Cleves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie a cause d’un amour perdu, tant etait brulant l’amour. Aujourd’hui, bien sur, des gens se suicident. Mais la souffrance de ceux-la est de l’ordre d’une rage de dents. Intolerable. Ca n’a point a faire avec l’amour.

Certes, il est une premiere etape. Je ne puis supporter l’idee de verser des generations d’enfants francais dans le ventre du Moloch allemand. La substance meme est menacee. Mais, quand elle sera sauvee, alors se posera le probleme fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l’homme, et il n’est point propose de reponse et j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.

Ca m’est bien egal d’etre tue en guerre. De ce que j’ai aime, que restera-t- il ? Autant que des etres, je parle des coutumes, des intonations irremplacables, d’une certaine lumiere spirituelle. Du dejeuner dans la ferme provencale sous les oliviers, mais aussi de Haendel. Les choses, je m’en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c’est certain arrangement des choses. La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une a l’autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits instruments a musique distribues en grande serie, mais ou sera le musicien ? Si je suis tue en guerre, je m’en moque bien. Ou si je subis une crise de rage de ces sortes de torpilles volantes qui n’ont plus rien a voir avec le vol et font du pilote parmi ses boutons et ses cadrans une sorte de chef comptable (le vol aussi, c’est un certain ordre de liens). Mais, si je rentre vivant de ce « job necessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu’un probleme : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?

Je sais de moins en moins pourquoi je vous raconte tout ceci. Sans doute pour le dire a quelqu’un, car ce n’est point ce que j’ai le droit de raconter. Il faut favoriser la paix des autres et ne pas embrouiller les problemes. Pour l’instant, il est bien que nous nous fassions chefs comptables a bord de nos avions de guerre.

Depuis le temps que j’ecris, deux camarades se sont endormis devant moi dans ma chambre. Il va me falloir me coucher aussi, car je suppose que ma lumiere les gene (ca me manque bien, un coin a moi !). Ces deux camarades, dans leur genre, sont merveilleux. C’est droit, c’est noble, c’est propre, c’est fidele. Et je ne sais pourquoi j’eprouve, a les regarder dormir ainsi, une sorte de pitie impuissante. Car, s’ils ignorent leur propre inquietude, je la sens bien. Droits, nobles, propres, fideles, oui, mais aussi terriblement pauvres. Ils auraient tant besoin d’un dieu. Pardonnez-moi si cette mauvaise lampe electrique que je vais eteindre vous a aussi empeche de dormir et croyez en mon amitie.

Antoine de Saint-Exupéry