Notes sur la mythologie du Stinger
19 octobre 2015 – Dans l’extrême confusion qui, depuis l’entrée en action des Russes en Syrie, secoue le bloc BAO et particulièrement les milieux ad hoc de Washington D.C., la question de l’aide éventuelle à apporter aux >rebelles-modérés-extrémistes< chargés de la mission sacrée de faire chuter Assad (chose promise >dans les semaines à venir< depuis la mi-2011) est très souvent considérée. Cette question s'accompagne du prémisse indiscutable et par définition sans nécessité de démonstration que les Russes attaquent ces >modérés-extrémistes< en général non-identifiables uniquement pour protéger Assad-le-boucher car il est avéré que c'est là leur seul but en Syrie. (Au reste les Russes sont là en bonne partie pour cela, c'est-à-dire pour aider le gouvernement légal de la république de Syrie et son président, qui sont l'objet d'assauts extérieurs très nombreux et très divers. Il y a là des nuances à considérer.)
C’est dans cette atmosphère encombrée de narrative qui permettent de faire croire à l’illusion d’un ordre dans la pensée et d’une stratégie dans l’esprit que revient en ce moment l’hypothèse de livrer des systèmes portables (individuels) sol-air pour justement porter un >coup mortel< à l'aviation russe. Le >précédent< de l'Afghanistan, circa-années 1980, est aussitôt mis en avant, dans tous les cas il est dans bien des esprits. La confusion est telle, par ailleurs, qu’on ne peut précisément dire si les rebelles-terroristes disposent ou non déjà de tels systèmes…
Cela admis, certes le cours de la guerre a changé. Il est statistiquement intéressant d’envisager les pertes que les résistants afghans infligent aux Soviétiques, fin 1986 et en 1987. Des sources ont donné aux Stinger un taux de succès de 77%, ce qui rapproche des tests effectués par l’US Army et paraît notablement optimiste. Cela impliquerait des pertes de 438 à 547 aéronefs annuellement, au rythme d’emploi cité. Cette appréciation est manifestement et largement au-dessus de la réalité. Des statistiques plus mesurées, que ne contredisent nullement les sources proches de la résistance, situent le rythme des pertes depuis 1986 à 270-300 aéronefs par an, amenant à des pertes totales de 390-510 aéronefs si l’on ajoute les pertes d’attrition. Dans ce total sont comptées les pertes de la Force Aérienne Afghane, mais contrairement à certaines évaluations, nous ne lui donnerions pas une très grande place. Un mélange de défiance dans les combats et les moyens très faibles que lui fournit l’URSS (la FAA a 135 aéronefs tactiques) permet d’envisager que l’essentiel des opérations est assuré par l’URSS et donc le gros des pertes est essuyé par ces forces. Dans ce cas, on peut apprécier que le rythme des pertes aériennes en Afghanistan commence à être un facteur tactique et budgétaire qui joue un rôle non négligeable dans l’évaluation que fait le Kremlin de la guerre (de son effort de guerre).
D’un point de vue global, il est raisonnable d’estimer les pertes soviétiques en Afghanistan entre 1979 et 1987 à un chiffre situé quelque part entre 1.200 et 1.500 aéronefs. En volume et concernant l’armée soviétique dans son ensemble, il s’agit d’un dixième à un huitième de ses forces tactiques générales (aviation frontale et hélicoptères). En volume financier, – transcrit en langage occidental, pour avoir une référence sans prétendre décrire la réalité, – cela implique un peu plus de $10 milliards perdus. Dans la période très maigre de la perestroïka et des révisions déchirantes qu’on connaît au Kremlin, ces chiffres commencent à compter.
L’effet le plus évident des Stinger est décrit parfaitement par Olivier Roy, chercheur français au CNRS. Habitué des voyages en Afghanistan, spécialiste des problèmes ethniques et sociaux de ces régions, Roy suit toutes les évolutions de la guerre et a utilisé plusieurs filières pour atteindre l’Afghanistan, aussi bien par le Pakistan que par l’Iran. Après un voyage de dix semaines d’août à octobre dernier (1987), il a fait cette analyse : « Les pertes soviétiques ont cessé d’augmenter parce qu’ils ne risquent plus leurs avions et leurs hélicoptères dans des zones où se trouvent des Stinger. […] Les Stinger ont effectivement changé l’équation de la guerre en Afghanistan. Ils ont permis aux résistants d’établir de véritables sanctuaires. Les hélicoptères ont disparu du ciel afghan, à part pour l’escorte des convois et pour attaquer Massoud qui n’a pas de Stinger. » Roy n’a vu que des chasseurs à réaction durant ces dix semaines dans le pays et n’a dû prendre des précautions qu’en franchissant les routes goudronnées dans le Nord. Ce témoignage montre qu’est ainsi obtenu l’effet essentiel qu’on doit attendre d’une arme de défense : l’interdiction. Cet effet a été obtenu dans des conditions très particulières qui ont abouti à faire du missile sol-air (le Stinger et les autres) le maître de la guerre. Le Stinger (le missile sol-air portable) a ainsi rencontré :
• des conditions d’efficacité maximale : le tir sur n’importe quelle cible aérienne est bon, puisqu’aucun aéronef n’est utilisé par la résistance, écartant décisivement la plus grande faiblesse de ces engins (sa très grande difficulté à distinguer l’ami de l’ennemi) ;
• des conditions d’emploi minimales, sinon exclusives, dans la mesure où l’adversaire s’est lui-même lié les mains, ou plutôt s’est soumis à la loi des missiles sol-air…
Il s’agit donc de mesurer la relativité de la situation : le missile sol-air portable en Afghanistan n’amène pas une révolution. Il est le maître d’un instant de la guerre et le maître d’une condition tactique particulière. Les bruits persistants d’arrêt des livraisons de Stinger (certains résistants en ont livré aux Iraniens) font encore partie des analyses fausses de certains experts américains : croire que c’est le Stinger seul qui a changé quelque chose en Afghanistan. Ce n’est pas le cas. Si demain les Stinger viennent à manquer, si la résistance trouve un autre fournisseur, – c’est facile, – lui livrant d’autres armes de la même catégorie, l’effet sera poursuivi. Le Stinger n’a rien démontré de fondamental en Afghanistan, qui concerne les missiles sol-air, et plus généralement la défense anti-aéronefs. Il a simplement profité avec une efficacité très grande d’une situation créée par ceux-là même qui en subissent les conséquences.