Notre guerre totale
26 mai 2015 Nous écrivions dans notre Notes d’analyse du 21 mai 2015, vers la conclusion, ceci qui promettait un prolongement dans un texte spécifique. Il s’agissait de répondre à la question Pourquoi la rencontre de Sotchi Kerry-Poutine-Lavrov a-t-elle été décidée si rapidement, et à ce moment où elle a été décidée, alors qu’aucun événement ne pressait dans ce sens ?.
« Nous en sommes réduits, comme l’on dit, aux conjectures et aux hypothèses… Voici donc celle que nous privilégions, qui est pleine d’inconnues et qui mettra peut-être, peu à peu, une lumière nouvelle sur Sotchi et le reste, non pas dans les évènements, dans les actes, mais dans la méthode, dans la forme des relations et des antagonismes. Le seul événement qui explique cette précipitation du 10 mai au soir, c’est évidemment le 9 mai 2015 à Moscou, avec la grande parade de la commémoration du 70ème anniversaire de la victoire de 1945, la présence importante de délégations étrangères montrant que la Russie n’est pas isolée (mais ce n’est pas un élément tout à fait nouveau même si la concrétisation de la chose implique une nouvelle réalité pressante), et enfin la marche fameuse désormais du Bataillon Immortel, avec son immense succès de foule, avec sa dimension symbolique formidable et bouleversante marquant la détermination de la population russe et de son soutien de la direction russe actuelle (voir notre Chronique du 19 courant… du 19 mai 2015). Voilà pour nous l’élément qui décida la direction US à demander cette rencontre de Sotchi de façon si abrupte, si pressante.
» Pour nous, il s’agit d’un événement qui peut être rationnellement expliqué par les beaux esprits attachés aux détails de convenance, mais qui constitue une méthodologie, une conception même des rapports de force, une ontologie de l’affrontement et de la nécessité d’apaiser l’affrontement, qui sont complètement nouvelles. Il y a là un territoire complètement nouveau à explorer dans les relations internationales et la situation du monde, ce que nous ferons très prochainement. Pour nous, dans tous les cas, réside là la plus puissante originalité des rencontres de Sotchi, et d’ailleurs la cause de la réelle confusion qui s’ensuit, qui laisse pour l’instant la crise ukrainienne, et les divers parties et politiques qui y sont engagées, dans une sorte d’état de suspension, de lévitation, avant que les grandes lignes s’en dégagent de façon convaincante…»
La question soulevée ici concerne un événement qui est à la fois symbolique et de communication au sens le plus large (le 9 mai 2015 à Moscou, et plus particulièrement Le Bataillon Immortel), dont on peut se demander s’il n’a pas joué un rôle à la fois politique et stratégique. Dans l’hypothèse que nous évoquons, ce serait cet événement qui aurait précipité l’organisation de la venue de Kerry à Sotchi et des rencontres qui y ont eu lieu, avec les résultats importants qu’on connaît ; peut-être même, plus que précipité, pourrions-nous avancer la formulation … qui aurait fait basculer la décision (du côté américaniste) de proposer l’organisation et la venue de Kerry à Sotchi….
L’hypothèse ainsi envisagée est qu’un évènement purement symbolique et communicationnel aurait la puissance nécessaire, et surtout la valeur politique intrinsèque de susciter une décision entièrement d’ordre politique et stratégique. Nous sommes renforcés à cet égard par un texte d’Andrew Korybko, analyste russe, publié le 19 mai 2015 sur le Saker-US, sous le titre «9 mai 2015 : le jour où la Russie montra au monde comment l’on tue une révolution de couleur’» (allusion aux révolutions de couleur qui firent tomber les gouvernements de Serbie, de Géorgie, d’Ukraine [2 fois], de Kyrgyzstan, au profit d’équipes favorables au bloc BAO, à partir d’actions d’influences sociétales et de communication organisées par divers organismes gouvernementaux et privés d’obédience américanistes/occidentaliste). On peut trouver cet article, dans son adaptation française, le 22 mai 2015 sur ce site… On citera ici l’introduction et l’avant-dernier paragraphe, qui restituent l’essentiel du propos selon le point de vue qui nous intéresse, qui est l’utilisation de l’Histoire, ou de ce que Korybko nomme l’Historicité.
« Le 70ème anniversaire du Jour de la Victoire à Moscou fut un événement fondamental pour plusieurs raisons évidentes (l’acte solennel de Shoigou, l’amitié affichée sino-russe), et d’une façon essentielle parce qu’il apparut comme le symbole de la mort des espoirs que l’Ouest met dans les Révolutions de Couleur qu’il fomente depuis le début des années 2000. La résistance patriotique qui fut affichée ne s’arrêta pas avec la fin de la gigantesque parade militaire mais au contraire fut encore grandie par la marche du Bataillon Immortel où les familles russes rendirent hommage à leurs proches et à leurs parents qui servirent durant ce conflit. Cette démonstration pleine d’émotion de la mémoire historique amena plus d’un demi-million de personnes dans les rues de Moscou, avec le président Poutine au milieu d’elles, montrant que la Grande Guerre Patriotique constituait vraiment le grand dénominateur commun transcendant les différences sociales et ethniques pour unifier la société [russe]. Il nous paraît essentiel d’insister sur cette solidarité nationale démontrée lors du Jour de la Victoire parce que c’est précisément cette perception d’un patriotisme partagé et très profond qui constitue la défense la plus puissante contre les Révolution de Couleur aujourd’hui. […]
»La mémoire historique est vivante aujourd’hui, et au lieu d’être une espèce de concept fossilisé perdu au fond d’une librairie poussiéreuse, c’est un concept actif et vivant qui se manifeste partout dans les rues des villes du monde entier. Dans certains cas, la chose est passive et apparaît sans effets politiques particuliers, mais le plus souvent on peut reconnaître l’influence que ce phénomène exerce sur les esprits et l’adaptation politique qui s’ensuit. Les USA ont commencé à militariser l’histoire, à en faire une arme, de façon à atteindre leurs objectifs stratégiques, alors que la Russie, la Chine et la Syrie ont traditionnellement utilisé leur histoire comme des bastions de défense de leurs civilisations. La bataille postmoderne entre la falsification de l’histoire et les manipulations conduites par les USA contre la défense affirmée et unificatrice des faits historiques réels et structurés, comme dans le cas des trois acteurs mentionnés, commence seulement à apparaître dans toute la puissance de ses enjeux.»
L’important dans ce texte de Korybko est de bien et justement restituer le fait que l’événement du 9 mai n’a aucune prétention d’action, antagoniste ou pas, qu’il n’est pas en soi un acte politique, qu’il ne fait que restituer (une mémoire historique) et montrer son intensité psychologique dans le chef de ceux qui se chargent de cette restitution et de cette démonstration sans autre intention que le fait même. Il restitue et montre, en plus de partager certes (par la nature de l’évènement), réalisant une transmutation de l’événement dans le pur domaine symbolique.
On dira donc que le 9 mai est dans le champ du symbole et rien d’autre. Il n’y a aucune menace qui justifierait ce rassemblement populaire d’affirmation. A part les hypothèses et les scénarios divers qu’on connaît et qui sont du pur domaine de la communication, y compris la thèse de Korybko concernant les Révolution de Couleur, on ne peut dire que la patrie est en danger et l’on n’entend point trop mugir ces féroces soldats. Il n’y a même pas eu de tentative sérieuse de mobilisation de l’opposition, rien qui ressemble même au bout du nez d’une tentative de Révolution de Couleur à Moscou. Par conséquent, l’on dirait que rien ne justifierait cette mobilisation symbolique ?
… Et pourtant ! On peut dire qu’il y a eu des menaces, un danger, etc., dans tous les cas dans le champ de la communication où, justement, s’est exercé le 9 mai. Depuis au moins le mois de janvier, la Russie est, dans le chef de l’appréciation historique de la deuxième Guerre mondiale, l’objet de ce qu’elle pourrait juger être une agression, et de ce qu’elle juge effectivement être une agression. Il s’agit des interventions diverses de dirigeants polonais et ukrainiens niant le rôle de l’URSS (de la Russie) dans l’acte fondamental de la victoire sur l’Allemagne nazie. (Voir notamment le 13 janvier 2015 et le 21 janvier 2015 .) Là-dessus s’est greffée une autre offensive, là aussi de pure communication, et d’ailleurs avec des résultats mitigés, qui est celle du boycott des cérémonies du 9 mai par la majorité des chefs d’État et de gouvernement du bloc BAO. La grossièreté des premières attaques de négationnisme n’a d’égale, comme on le sait bien, que la grossièreté de la majorité des chefs d’État concernés du bloc BAO se rangeant comme des moutons stupides aux ordres de Washington, Washington suivant également comme une vache stupide les attaques hystériques des diverses marionnettes polono-ukrainiennes. Cette situation absolument pathétique représentait néanmoins pour les Russes une attaque par l’injure, la calomnie, l’insulte, etc. A ce moment et dans ce contexte, le 9 mai trouve tout son sens …
D’ailleurs, face aux menaces et annonces de boycott de la part de leurs partenaires du bloc BAO, les dirigeants russes montrent une certaine sérénité, parfois même de l’humour et une sorte d’indifférence fatiguée comme Poutine, répondant à une question d’un citoyen russe (un téléspectateur) le 16 avril lors d’une de ses conférences questions-réponses avec le public, tout de même avec une belle ironie méprisante (la permission de Washington) : «Je n’ai même pas réagi au niveau officiel. C’est le choix de chaque politique, et de chaque pays. Ils ne veulent pas? Pas de problème. Quelqu’un n’a pas obtenu la permission de Washington? Soit. [] C’est notre fête.» Finalement, lorsqu’on envisage la question selon le point de vue que nous avons choisi, cette indifférence russe pour l’attitude de l’extérieur, essentiellement du bloc BAO et de ses hystériques de son extrême-Est, n’est peut-être pas feinte et pourrait apparaître moins comme une tactique que comme une attitude naturelle. Le C’est notre fête de Poutine sonne comme une correspondance évidente de l’attitude patriotique-historique que Korybko décrit ; il sonne comme une affirmation historique encore plus qu’un défi : Contrairement à tout ce que vous dites en fait de constructions hystériques et d’impolitesse diplomatique qui sont vos affaires, nous disons que le 9 mai est à nous et nous le fêtons comme tel… Pas besoin de vous parce que C’est notre fête’ Et c’est bien ainsi que le peuple russe entendit la chose et la manifesta le 9 mai, notamment avec sa marche du Bataillon Immortel. (Cela ne l’empêcha nullement de manifester sa gratitude, bien au contraire, à ceux qui étaient tout de même venus, y compris et même surtout aux délégations du bloc BAO, notamment celles qui n’étaient pas officielles mais représentaient des groupes de citoyens refusant la politique infâme et stupide, et infâme parce que stupide, de leurs pays respectifs.)
L’on pourrait en rester là et considérer qu’il s’agit d’un simple affrontement de communication, à coups de postures médiatiques, de symbolisation des choses et d’analyses historiques frénétiques pour ne pas dire hystériques de fausseté. Au contraire, nous tenons plus que jamais à notre hypothèse selon laquelle le 9 mai eut un effet diplomatique et opérationnel extrêmement important de démonstration de quelque chose d’entièrement nouveau. Deux semaines après Sotchi, il n’y a toujours aucune explication officielle sur la chronologie de la rencontre qui s’y tint le 12 mai. Le 21 mai 2015 (RT), l’analyste britannique Neil Clark observe : «Je pense que c’est le moment. Il est intéressant de noter que depuis deux semaines, on observe un adoucissement très net du ton des USA vis-à-vis de la Russie sur cette affaire. Nous avons eu la visite de Kerry à Sotchi où il a rencontré Lavrov [et Poutine] ; Victoria Nuland est allée à Moscou… […] Nous ne savons pas vraiment pourquoi il y a eu ce changement de ton vis-à-vis de la Russie durant les deux dernières semaines…»
Revenons à notreNotes d’analyse déjà citée et ajoutons-y ces précisions de l’ordre du chronologique, substantivé par des faits bien précis : «Ainsi suffit-il de lire la dépêche de Sputnik-français du lundi 11 mai 2015 à 15H17, moins de 24 heures avant la (les) rencontre(s) de Sotchi (la chronologie est similaires aux USA, au département d’État). A aucun moment n’existe la plus petite suggestion et allusion à l’existence, même théorique, d’un tel projet de rencontre, même secret, avant les évènements qui nous sont présentés, alors que si la chose avait existé, elle nous aurait été évidemment précisée, ne serait-ce que pour renforcer le sérieux et l’importance de cette rencontre diplomatique. Voici le premier paragraphe (annonce des rencontres) et le dernier paragraphe (détail de la décision commune d’effectuer ces rencontre) :
«Le secrétaire d’Etat américain John Kerry rencontrera mardi le président russe Vladimir Poutine et le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, a annoncé lundi le ministère russe des Affaires étrangères. Le secrétaire d’Etat américain John Kerry arrivera le 12 mai en Russie pour une visite de travail. Il s’entretiendra avec le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Les discussions porteront sur les relations bilatérales et des dossiers internationaux d’actualité’, a indiqué le ministère… […] MM. Kerry et Lavrov se sont mis d’accord de tenir prochainement une rencontre lors d’un entretien téléphonique tenu dimanche soir [10 mai]. Selon le ministère russe des Affaires étrangères, M. Kerry a félicité la Russie à l’occasion du 70e anniversaire de la Victoire dans la Grande guerre patriotique et a noté la contribution du peuple russe et des autres peuples de l’URSS dans la victoire sur le nazisme’.»
»Voilà finalement le grand mystère de Sotchi : l’extraordinaire rapidité de proposition et de décision de la rencontre, alors qu’aucun facteur externe pressant n’existait pour une telle précipitation et une telle rapidité de décision et d’exécution, du moins, aucun facteur stratégique extérieur, aucun élément de la situation sur le terrain, de la situation stratégique des deux protagonistes, etc. Alors, pourquoi Sotchi aussi vite, dans ce moment-là, etc. ?»
Nous reprenons le premier extrait de ce texte présenté plus haut et le poursuivons en examinant en quoi consiste précisément cette méthodologie, [cette] conception même des rapports de force, [cette] ontologie de l’affrontement et de la nécessité d’apaiser l’affrontement, qui sont complètement nouvelles. Il s’agit donc du constat qu’un événement d’une grande puissance communicationnelle, le 9 mai et sa démonstration d’unanimité patriotique-historique, a eu une influence assez forte pour précipiter, sinon déclencher une décision politique d’une très grande importance. Le 9 mai est justement considéré par Korybko comme une victoire sur la Révolution de Couleur en montrant qu’il n’existait aucune possibilité d’organiser en Russie une opération de cette sorte. La rencontre de Sotchi est, elle, une décision politique sanctionnant ce constat, et l’extrême nouveauté et l’originalité complètes du processus se trouve dans l’hypothèse de la dynamique directe de cause à effet entre l’événement de communication (9 mai) et la décision politique (rencontre de Sotchi)
Le concept de guerre revu et corrigé
Ce qu’il nous importe de mettre en évidence, ce sont les caractères nouveaux et révolutionnaires de ce qu’on a coutume de désigner comme la guerre, et même la guerre totale. C’est-à-dire qu’il faut accepter l’idée que l’image selon laquelle il existe un état de guerre totale entre les USA (le Système) et la Russie depuis février 2014, justement n’est pas une image. En plus d’être une situation conceptuelle intense par l’opposition sans merci qui caractérise les deux conceptions et le caractère exceptionnaliste, exclusiviste et suprémaciste de l’un des deux adversaires interdisant tout accommodement (les USA, dito le Système), cet état de guerre est une réalité opérationnelle, comme si nous étions en octobre 1915 par rapport à août 1914, en novembre 1940 par rapport à septembre 1939. Disons que c’est une autre forme de drôle de guerre mais c’est la guerre. Cette réalité opérationnelle nous dit que cette guerre totale existe sans qu’un seul coup de feu ait été tiré entre les deux protagonistes. Si l’on se réfère à l’affrontement du Donbass, l’on observera que cet affrontement n’a pas impliqué officiellement ni des Russes, ni des Américains, et que leur présence (éventuelle) n’a pas été un fait militaire mais le produit d’affirmations qui dépendent toutes de la guerre de la communication, avec ses narrative diverses. Au contraire, on observe que ces deux protagonistes ont mis, chacun à leur façon et pour des raisons diverses sans doute à côté de la volonté commune de ne pas se trouver face à face, un soin attentif à ne jamais apparaître dans les combats en tant que tels. On observe également que l’affrontement du Donbass n’occupe une place conséquente que dans une des situations locales qui sous-tendent la guerre totale USA-Russie.
Il semble que cette situation nouvelle ait décisivement évolué à l’occasion de cette crise ukrainienne, lorsqu’il est apparu qu’un risque majeur de confrontation militaire entre les USA et la Russie existait, qui portait sans le moindre doute le risque de monter jusqu’à l’engagement nucléaire. Deux observations peuvent être avancées pour expliquer que la possibilité d’un conflit militaire ait été de plus en plus écartée, on dirait par la force inertielle du constat implicite de la dangerosité de situations conflictuelles pouvant conduire à un conflit nucléaire plutôt que par décision rationnelle et consciente. D’une part, il y a la conviction largement répandue, selon une conception patriotique fortement affirmée, que la Russie n’hésiterait pas à utiliser l’arme nucléaire tactique au cas où aurait lieu un affrontement militaire menaçant l’intégrité de son territoire ; d’autre part, il y a le constat, du côté US, que les méthodes de guerre asymétriques intenses depuis quinze ans, l’inefficacité grandissante de la gestion du Pentagone entravant toute production quatitative importante et donc l’accroissement numérique conséquent des forces, l’impossibilité sociétale d’envisager des méthodes de recrutement forcées (mobilisation, service national, etc.), interdisent aux USA de pouvoir déployer des forces militaires conventionnelles à un niveau permettant d’affronter la Russie, et donc là aussi avec la possible nécessité de l’emploi de l’armement nucléaire pour éviter une défaite. Sans que la chose n’ait jamais été constatée ni théorisée, les contraintes d’un affrontement militaire ont conduit à réduire de plus en plus cette option.
… Pourtant, il y a bien une guerre totale qui, en un sens, s’est engagée avant même que l’on sache comment et selon quelles modalités. Cette guerre totale selon des caractères signalés plus haut (une situation conceptuelle intense par l’opposition sans merci qui caractérise les deux conceptions antagonistes et le caractère exceptionnaliste, exclusiviste et suprémaciste de l’un des deux adversaires [les USA, dito le Système] interdisant tout accommodement), constitue un affrontement d’une intensité que les acteurs humains eux-mêmes ont de la peine à exprimer. Bien entendu, les Russes sont les plus proches de la compréhension, voire de l’expression de cette intensité, par le sens civilisationnel qu’ils ont, par les références à un sacré qui soit plus de tradition que de communication qu’ils n’hésitent pas à faire. Mais c’est sans aucun doute un événement du type de celui du 9 mai tel qu’on l’a étudié à plusieurs reprises et qu’on résume ici qui est le plus à même de restituer l’intensité de cet affrontement tout en en étant lui-même le produit. Par ailleurs, cette intensité ne peut surprendre en aucune façon car l’affrontement dont nous parlons (Russie-USA) est le premier, grâce au niveau de forces en présence, avec la force d’affirmations conceptuelles aussi nettement explicitée, à se présenter sans la moindre ambiguïté dans son interprétation la plus large, au-delà des intérêts nationaux, stratégiques, économiques, etc., comme un affrontement dit de civilisation, expression convenue mais dépassée, exprimant l’affrontement suprême du Système contre l’antiSystème.
(Il est absolument nécessaire, à ce niveau de définition Système versus antiSystème, de se débarrasser pour bien embrasser l’ampleur de la chose, de toutes les références habituelles, notamment celles qui renvoient à l’histoire récente et convenue, aux interprétations classiques de type géopolitique ou idéologique. Les acteurs, même s’ils ont conscience de l’enjeu, sont mus et agis bien plus qu’ils ne se meuvent et n’agissent dans ce champ bien précis de la confrontation, au niveau le plus suprême qui soit de la Crise Générale du monde … Bien entendu, certains sont bien plus mus et agis que d’autres, mais le sens de la remarque demeure absolument quant aux facteurs les plus hauts de cet engagement, qui renvoient à la fonction antiSystème dans toute sa force.)
Peu à peu, au long de la crise, l’élément militaire est passé de plus en plus nettement dans le domaine de la démonstration (comme durant la Guerre froide où la dissuasion nucléaire était explicitement la règle du jeu et imposait la limite de la démonstration), puis dans celui de la communication, c’est-à-dire de la mise-en-scène, de l’expression menaçante, de la gesticulation théâtrale, dans le cadre de narrative explicitement et complaisamment détaillées , de ce point de vue largement au-delà de tout ce qui fut fait durant la Guerre froide. Subrepticement, le facteur militaire s’est complètement fondu dans le facteur communicationnel, qui était très intense dès le début et qui n’a plus cessé de s’intensifier. Nous insistons sur la subrepticité de ces processus, car ce processus s’impose à nous sans que nous n’y prenions garde, simplement lorsque nous nous retournons sur les quinze mois de cette crise et lisons les commentaires que la pression des évènements conduisait alors à faire. Ainsi, lorsqu’une plume comme celle du Saker-US, dont on connaît l’expertise et l’intérêt qu’il a pour l’aspect militaire de la guerre, nous dit à propos du signe de croix de Shoigou (voir le 11 mai 2015) : «Depuis et durant des siècles, les soldats russes se sont agenouillés et ont demandé la bénédiction divine avant de s’engager dans une bataille, et c’est ce que Shoigou, je crois, a fait aujourd’hui. Il sait que 2015 est l’année de la grande guerre entre la Russie et l’Empire (même si, à cause de la présence des deux côtés d’armes nucléaires, cette guerre est et sera à 80% informationnelle, à 15% économique et à 5% militaire)…», la remarque manifeste une évolution subreptice que l’auteur ne laissait pas paraître lors du suivi courant de la crise ukrainienne dont il fut l’un des plus assidus, tout simplement parce qu’il ne la réalisait pas en tant que telle, et dans les proportions qu’il indique. Nous en sommes tous, en effet, à ce niveau du constat en fait de prévisibilité et d’analyse, du constat des choses qui se font et s’imposent sans que nous les voyions venir, et sans que nous ne sachions d’où elles viennent… (L’essentiel est de réaliser ce constat et de reconnaître ces choses comme telles lorsque tout cela s’impose, certes.)
Ainsi l’hypothèse développée ici propose-t-elle la conception que le facteur militaire est devenu extrêmement réduit dans l’équation de ce qui est absolument notre guerre totale, qui l’est plus que jamais à cause de l’enjeu. Encore une partie de l’élément militaire est-il absorbé par la communication comme on l’a vu ci-dessus. L’élément économique existe sans aucun doute dans cette guerre totale, peut-être dans la proportion suggérée, mais aussi avec le constat qu’en aucun cas cet élément ne peut être décisif. La démonstration en a été faite durant l’hiver, quand les autorités-Système de Washington ont annoncé, sans la moindre vergogne, qu’elles lançaient une guerre économique totale contre la Russie. Le résultat a été piteux, sinon désastreux, d’abord parce que la Russie est la Russie et que les USA ne sont plus les USA, et que la globalisation ne permet plus d’isoler pour l’étrangler un bloc aussi important que la Russie. D’une part, l’économie ne règle plus rien d’une façon décisive ; d’autre part lorsqu’elle est développée, sous la forme du commerce et de la finance et selon les lignes de l’affrontement qu’on décrit, elle devient instantanément politique et, pour cela, entre dans le domaine de la communication comme un facteur fondamental de l’affrontement central (voir le 25 mai 2015).
… Car, bien entendu, la communication règne en souverain quasiment absolu, et c’est elle qui produit principalement et irrésistiblement l’aspect totalitaire de la guerre. De plus en plus, elle embrasse et anime l’aspect le plus haut qui s’est dégagé à l’occasion de la crise ukrainienne dans le chef des relations conflictuelles Système-antiSystème (USA-Russie), la situation sur le terrain ukrainien laissée pour l’essentiel à une sorte de désordre de base produit par notre Grande Crise, et dont on trouve le modèle incontesté dans la situation du Moyen-Orient ; la crise de l’Ukraine elle-même comme une sorte de métastase échappée vers l’Europe et annonciatrice de bien des préoccupations de la situation de désordre du Moyen-Orient, et n’ayant un effet sur la partie la plus haute de la crise qu’à partir du moment où ses péripéties de désordre et de violence sur le terrain peuvent être exploitées par le système de la communication… Ainsi la communication est-elle la force qui exprime le mieux et ne cesse de découvrir davantage la dimension colossale de l’affrontement global et décisif, la dimension eschatologique qui s’opérationnalise dans l’affrontement Système-antiSystème. Elle active donc principalement le domaine où les acteurs sont pleinement mus et agis par des forces qui leur sont supérieures, dans un sens où l’affrontement qu’ils poursuivent acquiert nécessairement une très grande signification, notamment symbolique, même lorsqu’il porte, comme c’est de plus en plus le cas, sur des domaines sociétaux (questions des minorités, des gays, féminisme, etc.) constituant les centres même d’agitation polémique et de méditation de nos puissantes préoccupations de civilisation. (…Tandis que le désordre de base, lui, reste complètement nihiliste et néantisé lorsqu’il est laissé à lui-même et n’est pas transmuté par la communication).
Cette évolution à la fois vers la guerre totale, et vers une guerre totale qui ne peut plus être que très accessoirement militaire mais qui est essentiellement et parfois exclusivement communicationnelle, ouvre des possibilités inattendues d’une puissance qui ne l’est pas moins. L’exemple du 9 mai est jusqu’ici le plus éclatant puisqu’on peut considérer cet événement comme une victoire incontestable dans cette guerre totale, si incontestable que l’adversaire s’est trouvé dans l’obligation de faire une concession de communication avec la venue de Kerry à Sotchi comme s’il allait à Canossa. Du coup, les attaques de communication qu’on a rappelées (négationnisme du rôle de la Russie durant la Deuxième Guerre mondiale) se sont trouvées ramenées à des initiatives d’erreurs tactiques considérables de communication en permettant l’opportunité de l’événement du 9 mai transformé par son intensité et sa conviction collective en une victoire. (Face à l’ampleur de la démonstration du 9 mai, les affirmations ukrainiennes et polonaises de janvier dernier sont réduites au ridicule qui les caractérise, et plus personne n’en parle plus. On reviendra sans aucun doute sur cette sorte de négationnisme antirusse mais le constat est qu’il a jusqu’ici plus servi la Russie qu’il ne l’a desservie, et donc renforcé la cause de l’antiSystème.)
Même si cette forme originale de guerre totale ne supprime évidemment pas le désordre et la violence au niveau des crises spécifiques, elle permet en écartant la forme la plus haute de l’affrontement militaire de maintenir l’intensité de l’affrontement sans les pressions et les destructions insupportables que susciterait cette sorte d’intervention militaire. (Par contre, on ignore la grandeur et l’intensité des dégâts opérés au niveau psychologique, et cela est un point, pour l’instant insoluble et non mesurable, particulièrement important.) Ce maintien de l’intensité de l’affrontement permet à son tour de découvrir la hauteur fondamentale de l’enjeu, ou des enjeux caractérisant le domaine de la formule Système versus antiSystème qui le caractérise. Dans cette occurrence, le système de la communication, la guerre totale de la communication, sont les facteurs qui permettent d’envisager la véritable hauteur de la Grande Crise, et sans doute d’alimenter et de laisser se dérouler le processus d’effondrement du Système. Le point culminant de cet enjeu est ainsi qu’avec le processus communicationnel, la réflexion est elle-même conduite à aborder les questions les plus essentielles devant le constat d’absence de sacré qui caractérise le Système, de sens du sacré dont l’absence s’impose comme une des vérités de situation les plus évidentes, etc. Lorsque la Crise Générale est figurée en termes d’une telle hauteur et qu’elle s’exprime en une guerre totale communicationnelle qui ne nous prive ni de la parole, ni de la pensée, elle ne peut faire rien d’autre que d’exposer les caractères les plus fondamentaux et les plus profonds de ce qui la motive, c’est-à-dire le Système et son effondrement.