Bibi à Washington, l’homme de l’hyper-désordre
Philip Weiss, de MondoWeiss et InformationClearingHouse (ICH) appelle désormais la chose : le scandale du discours de Netanyahou («Netanyahu Speech Scandal Blows Up», dans ICH le 29 janvier 2015).
«The Obama administration, after days of mounting tension, signaled on Wednesday how angry it is with Israel that Prime Minister Benjamin Netanyahu accepted Republican leaders’ invitation to address Congress on Iran without consulting the White House. The outrage the episode has incited within President Obama’s inner circle became clear in unusually sharp criticism by a senior administration official who said that the Israeli ambassador, Ron Dermer, who helped orchestrate the invitation, had repeatedly placed Mr. Netanyahu’s political fortunes above the relationship between Israel and the United States.»
Des journalistes américanistes, juifs eux-mêmes et défenseurs des relations privilégiées des USA avec Israël, ne se privent nullement d’attaquer l’initiative de Netanyahou. Eux aussi reprennent l’idée centrale que ce discours, voulu par les protagonistes, Boehner lui-même et les républicains, et Netanyahou bien sûr, et perçu par les commentateurs comme une véritable insulte au président, au lieu de mettre en exergue et de renforcer les relations privilégiées Israël-USA, produit son contraire. Il met en pleine lumière une caricature outrancière marquée par un mépris extraordinaire de celui qui représente la souveraineté des USA (le président), et cela dans le but, dans le chef des deux protagonistes, d’obtenir des avantages politiciens intérieurs. (Boehner et les républicains, pour renforcer leur position face au président, Netanyahou pour renforcer sa position à la veille d’élections cruciales en Israël). Dans Forward, dès le 22 janvier 2015, Abe Foxman, de tendance dure et partisan d’une attaque contre l’Iran, président de l’Anti-Defamation League (AFL) qui est un des relais de l’influence israélienne aux USA, condamnait l’idée du discours : «This looks like a political challenge to the White House and/or a campaign effort in Israel… I certainly support the sanctions if the deal doesn’t come through but having said that, the invitation and acceptance is ill-advised for either side. It is too important an issue to politicize it.»
Jeffrey Goldberg, autre journaliste des milieux américanistes et également juif, mais de tendance plus modéré que Foxman, détaille, dans DefenseOne.com, le 28 janvier 2015, les dégâts considérables que ce discours est en train de causer au monde politique washingtonien impliqué dans ces relations privilégiées Israël-USA …
«Netanyahu’s management of his relationship with Obama threatens the bipartisan nature of Israel’s American support. His Dermer-inspired, Boehner-enabled end-run has alienated three crucially important constituencies. First, the administration itself: Netanyahu’s estrangement from the Obama White House now appears to be permanent. […] Netanyahu has also alienated many elected Democrats, including Jewish Democrats on Capitol Hill. One Jewish member of Congress told me that he felt humiliated and angered by Netanyahu’s ploy to address Congress behind the president’s back. […] A larger group that Netanyahu risks alienating is American Jewry, or at least the strong majority of American Jews that has voted for Obama twice… […]
»Why doesn’t Netanyahu understand that alienating Democrats is not in the best interest of his country? From what I can tell, he doubts that Democrats areor will be shortlya natural constituency for Israel, and he clearly believes that Obama is a genuine adversary. As I reported last year, in an article that got more attention for a poultry-related epithet an administration official directed at Netanyahu than anything else, Netanyahu has told people he has written off Obama…»
Enfin, l’adversaire inconditionnel de l influence israélienne aux USA, Justin Raimondo, ne manque pas de consacrer sa rubrique bihebdomadaire d’Antiwar.com à cette affaire, le 30 janvier 2015. Raimondo en profite pour rappeler, dans sa chronique, tout ce qui l’oppose à ces relations privilégiées, ce qui n’est pas nouveau ni nécessairement essentiel. Le début de son analyse s’attache pourtant à mesurer l’impact de ce scandale Netanyahou, ses dimensions, sa signification …
«Sneaking around behind the President’s back to invite a foreign leader to address Congress specifically for the purpose of undermining how the chief executive conducts US foreign policy would normally be regarded by patriotic conservatives with unmitigated horror. Imagine, for example, if a Democratic Congress had invited Daniel Ortega to address the assembled solons back in the 1980s, when President Reagan was (covertly) funding and supporting a contra movement to overthrow the Sandinista regime. Heads would’ve exploded all across the political spectrum, not just on the right. While this example is somewhat more dramatic than House Speaker John Boehner’s invitation to Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu for the specific purpose of undermining the nuclear talks with Iran it isn’t by much.
»The Boehner ploy has split the pro-Israel community down the middle, with such stalwarts as […] former US Ambassador to Israel Martin Indyk founder of the staunchly pro-Israel Saban Center at the Brookings Institution, saying: Netanyahu is using the Republican Congress for a photo-op for his election campaign, and the Republicans are using Bibi for their campaign against Obama. Unfortunately, the US relationship will take the hit. It would be far wiser for us to stay out of their politics and for them to stay out of ours… […] The shock waves are extending in all directions in response to this act of political sabotage, reaching even the far-right shores of Fox News, where anchors Chris Wallace and Shepherd Smith engaged in a most unusual dialogue, pillorying the usually sacrosanct Israelis…»
L’initiative de Bibi Netanyahou, machinée par l’ambassadeur Dermer à Washington, que certains préfèrent appeler ambassadeur de Netanyahou plutôt que lui donner son titre officiel d’ambassadeur d’Israël, n’a rien pour étonner lorsqu’on se souvient de son comportement à l’égard de la manifestation du 11 janvier à Paris, suite à l’attaque contre Charlie-Hebdo. Hollande avait demandé à Netanyahou de s’abstenir de venir et Netanyahou est venu ; on l’avait placé au deuxième rang de la manifestation et il a d’autorité exilé un président africain à sa place pour pouvoir figure au premier rang ; dans un climat institué par la direction française d’unité nationale et de réconciliation, il a exhorté les juifs français à quitter la France pour Israël, etc. Et tout le monde de souligner, à voix haute ou l’air entendu, que Netanyahou se trouvait en campagne électorale et qu’il importait qu’il ait une grande stature au niveau de la communication. Le discours de Washington est de la même eau. Par conséquent, il n’est pas approprié de le placer dans le cadre de la démonstration de la puissance de l’influence d’Israël sur la politique des USA, d’autant plus que tout le monde, à Washington, AIPAC compris, souligne combien ce discours est au contraire dommageable pour cette influence.
Le comportement de Bibi Netanyahou, personnage qu’on pourrait décrire sans foi ni loi du point de vue de l’étique politique et des pricipes, indique que nous n’avons pas affaire à la problématique de l’influence israélienne ou plus précisément sioniste aux USA, mais à la transformation accélérée du comportement humain en un individualisme cynique, autiste, dénué de tout sens des responsabilités et de toute référence à un bien collectif, fût-ce celui de sa propre patrie dont on affirme hautement l’importance pour soi-même (cas de Netanyahou pour Israël). Bibi n’agit que pour lui, pour sa position dans les élections, pour conserver sa place de Premier ministre, son prestige, sa notoriété, et rien d’autre. Les autres acteurs de la pièce (Boehner bien sûr, Obama lui-même) sont tous également pitoyables, mais en l’occurrence ils servent tout de même à éclairer le caractère odieux et complètement déstructurant de la démarche du Premier ministre israélien. Aucun des deux système, le système israélien comme le système de l’américanisme, ne sort intact de cette analyse, chacun d’eux montrant des tares irréfragables.
Bien entendu, la principale victime, surtout si Netanyahou remporte les élections, est à chercher du côté des relations privilégiées entre les deux pays, et bien entendu des relations entre Netanyahou et Obama, dont la haine réciproque déjà bien implantée devrait devenir dévastatrice. En effet, même si Netanyahou a chassé Obama de la catégorie des êtres dont il accepte l’existence en affirmant qu’il ne comptait plus, le même Obama reste à la Maison-Blanche jusqu’en janvier 2017 et c’est avec lui qu’Israël devra tout de même traiter. Pire encore, le comportement de Netanyahou a poussé à une évolution des démocrates, regroupés autour du président, et qui sont conduit à une attitude politique au moins de réserve vis-à-vis d’Israël sous la conduite de ce Premier ministre-là.
Outre ses diverses obsessions, dont l’Iran occupe la première place, Netanyahou est résolument un individualiste sans aucun sens de la solidarité principielle, donc un homme de division et de désordre par définition, y compris en Israël même. En l’occurrence, le désordre auquel il atteint dans les relations israélo-américanistes, après des années de désordre effectif, atteint à ce que nous nommons l’hyper-désordre (voir le 17 décembre 2014, paragraphe «Du désordre global à l’hyper-désordre global»). On le sait bien selon notre rangement, il s’agit du point de désordre (désordre-Système causé par la surpuissance du Système) où le désordre, par divers effets et chocs en retour, s’invertit dans son orientation et devient un désavantage pour la cause-Système dont il est issu et qui semblait irrésistible. Ainsi, le désordre porté par Netanyahou, homme qu’on jugeait redoutable dans l’affirmation de la puissance de l’influence israélienne à Washington, finit-il par engendrer cet hyper-désordre dont sont d’abord victimes cette puissance et tous ceux qui la servent à Washington. C’est désormais un cheminement classique de la surpuissance-Système vers une posture antiSystème involontaire et autodestructrice, et Netanyahou l’accomplit à sa façon, avec la grâce et l’allant d’un bulldozer, sans prêter attention à tous les dégâts qu’il cause autour de lui. L’affaire est bien partie pour créer un imbroglio washingtonien dont on ne peut que se réjouir, d’où il serait étonnant que ne sorte pas l’un ou l’autre prolongement fâcheux pour cette cause, et, probablement, avec une ou l’autre tête destinée à sauter, notamment celle de l’ambassadeur israélien à Washington.
Mis en ligne le 30 janvier 2015 à 13H09