Notes sur l’>arme mémorielle< de notre Grande Guerre
29 décembre 2014 – Puisque Grande Guerre Postmoderne il y a (voir le 26 décembre 2014) et puisqu’il s’agit d’une guerre faite de communication essentiellement, attachons-nous plus que jamais à cette communication. Observons que nombre d’initiatives nouvelles dans le cadre de cette Grande Guerre entièrement nouvelle (Grande Guerre II un siècle après la première du nom) viennent de la Russie ; notons que ces initiatives ne peuvent pourtant pas être essentiellement qualifiées de >russes< car, si elles sont effectivement >russes< du point de vue circonstanciel et opérationnel, leur impact et leurs effets indirects importants dépassent largement le cadre russe, et même le cadre Russie versus bloc BAO, pour se situer dans le cade antiSystème-versus-Système ; le plus souvent, elles ne sont ni délibérées ni élaborées, mais se forment d’elles-mêmes, à partir de réactions diverses venues du côté russe…
Le caractère de ces initiatives qui nous importent est qu’elle sont souvent de type principiel, et alors elles sont nécessairement >russes< puisque seul ce côté est principiel dans l'affrontement, comme elles sont nécessairement antiSystème pour la même raison de l'unipolarité de ce caractère dans les affrontements évoqués. Pour parfaire la définition, on dira donc qu'il s'agit d’abord d’initiatives de type antiSystème, et qu’elles sont évidemment >russes< dans la circonstance puisque la Russie se place nécessairement dans le côté antiSystème. Dans cet affrontement de la Grande Guerre Postmoderne, le second élément essentiel à considérer, à côté de l'aspect de communication, est donc sans aucun doute l'aspect de l'affrontement entre antiSystème et Système, le premier offrant un outil principiel dans la bataille de la communication. En effet, seul l'antiSystème est principiel (basé sur le principe) parce que le Système est par définition déstructurant et dissolvant, donc antinomique du principe.
C’est dans ce cadre, dans ce contexte, qu’il faut placer la position et l’action de la Russie, qui est d’abord une puissance au service du courant antiSystème. Ce courant, on le sait, ne se définit ni en fonction des nations, ni en fonction des entités géopolitiques, ni en fonction des attributs de la puissance traditionnelle (le technologisme). La référence principielle est nécessairement du côté russe dans l’affrontement, pour les mêmes raisons.
Cette intervention pourrait sembler la plus décalée par rapport au sujet envisagé qui est cette Grande Guerre Postmoderne livrée essentiellement par les moyens de la communication ; mais considérée selon notre approche, elle marque justement les dimensions et les orientations étonnantes que peut prendre cette forme de conflit en dépassant la stricte considération de la cause de l’acteur qui l’initie. Le sujet envisagé ici est la sollicitation mémorielle de circonstances historiques qui peuvent accessoirement renforcer la position de la Russie et qui peuvent principalement s’attaquer au statut d’influence de la force principale du Système (les USA). Cela constitue une contre-attaque offensive, dans le même champ de la communication étendu au domaine historique, dirigée vers ces USA qui conduisent une attaque déterminée contre la Russie. De ce point de vue de la communication, l’intervention de Narichkine est très intéressante. Elle concerne une des horreurs les plus épouvantables de la Deuxième Guerre mondiale, souvent mise en parallèle du point de vue symbolique avec l’Holocauste des Nazis (Hiroshima est souvent cité côte-à-côte avec Auschwitz pour décrire symboliquement l’horreur du conflit). Elle concerne surtout un fait historique qui est l’objet aux USA même d’une contestation qui n’a jamais faibli, quant à la justification de l’acte.
On doit avoir encore à l’esprit le souvenir de la >controverse Enola Gay<, qui accompagna l'installation au Simthsonian Institute du B-29 restauré qui conduisit l'attaque contre Hiroshima le 6 août 1945. (Enola Gay était le surnom donné au B-29 par son chef de bord, le colonel Tibbets.) Cette controverse eut lieu en 1995 (voir à l’article Enola Gay du Wikipédia, le passage sur la Controverse), parce que le texte accompagnant l’exposition de l’avion était jugé par les associations de vétérans comme trop >favorable< aux victimes japonaises de l'attaque. La controverse prit des allures de grande guerre culturelle aux USA, montrant par là que l'attaque atomique contre le Japon reste une sujet d'une sensibilité inouïe pour la mémoire historique des USA, avec de très forts arguments pour juger qu'il s'agit d'un acte délibérément inhumain, cruel, d'une opération de destruction de masse à caractère ethnique, de surcroît opérationnellement inutile, – bref, avec toutes les caractéristique d'un >crime contre l’humanité< qui constituerait, si l'idée même en était seulement débattue, un très lourd fardeau historique pour l'image moralisatrice et vertueuse dont les USA font une de leurs armes favorites pour une communication justifiant leur constante affirmation d'hégémonie, – et, dans ce cas, leur attaque contre la Russie.
La question n’est pas de savoir ici si l’initiative de Narichkine est sérieuse, si même elle a le soutien officiel du pouvoir, si même elle aboutira à quoi que ce soit. La réponse à la question est de constater qu’elle constitue une incursion dans un domaine historique avéré dans le but de faire de l’histoire une >arme mémorielle< en mettant en question la version officielle, – version-Système, certes, – d'un acte qui met en cause absolument le fondement moral d'une puissance qui alimente son énorme influence actuelle à une affirmation vertueuse et morale qui la fait se qualifier elle-même de représentante du >bien< sur notre Terre, notamment aujourd'hui contre la Russie. Il s'agit de rien moins que du fondement de l'>exceptionnalisme< américaniste.
(Dieu sait si le cas du bombardement atomique de 1945 est complètement ouvert à la contestation, quant à la cause profonde de la décision du président Truman. On peut lire notamment dans notre texte du 6 août 2008, avec la suggestion que la cause de la décision pourrait être simplement d’ordre bureaucratique et politicien, ce qui rend l’acte encore plus abominable : «Il a déjà été affirmé par l’ancien attaché militaire de Truman à l’époque (témoignage dans le documentaire TV Soleil noir de 1995), et nous pensons que c’est un argument extrêmement valable, que l’un des arguments essentiels pour l’emploi de cet arme, outre les diverses considérations politiques et stratégiques à plus longue échéance (notamment l’avertissement à l’URSS), était d’ordre intérieur et politicien. Près de $2 milliards avaient été dépensés sur le Manhattan Project et, au Congrès, où les oppositions républicaines à l’administration démocrate étaient virulentes, un fort mouvement en faveur d’une procédure d’impeachment contre le président, en cas de non-utilisation de l’arme pour prouver son >utilité< et justifier l'investissement, avait été lancé.»)
Manufacture de l’>arme mémorielle<
Il s’agit de se référer à ces trois fais épars et très différents pour offrir l’hypothèse de l’extension de la guerre de communication, et particulièrement de cette Grande Guerre Postmoderne, au domaine historique pur, dans le champ symbolique pur. On observera, ou tentera d’observer si cette extension considérable du champ d’action ne pourrait pas participer à une extension des effets de l’action jusqu’à la mise en cause des fondements de ce qui est producteur de l’influence de l’un des protagonistes (les USA dans ce cas), c’est-à-dire de sa capacité à influer de façon décisive sur l’efficacité et la validité de cette influence. La communication est un domaine très puissant mais particulièrement insaisissable et inattendu dans ses prolongements possibles, parce qu’il s’appuie sur des moyens particulièrement volatiles et incontrôlables, jusque dans ses orientations (l’information pouvant échapper au contrôle sous l’action du besoin de sensationnel, que ce soit pour le monde médiatique, la presse-Système, les réseaux antiSystème).
Les divers exemples mentionnés, auxquels devraient s’en ajouter d’autres dans la mesure où s’est ouvert un nouveau domaine d’action où pullulent les cas exploitables dans le sens qu’on dit, entrent dans la catégorie de ce que nous nommerions l’>arme mémorielle< dans le domaine historique. Un exemple précédent annonçait cette évolution, avec la polémique ouverte (lors de l'anniversaire du 8 mai 1945) sur le rôle de la Russie dans la Seconde Guerre mondiale, impitoyablement minoré sinon ignoré par l'historiographie-Système dominante dans le bloc BAO, alors que la Russie/URSS tint sans aucun doute le premier rôle dans la destruction de la machine de guerre allemande, à un coût humain inouï. (Voir le 9 mai 2014.) Il est évident que c’est à la Russie qu’il revient de lancer cette sorte d’offensive de l’>arme mémorielle<, à l'aide de l'apport puissant du symbolisme, parce que c'est elle qui est complètement absente, – tant au niveau extérieur qu'au niveau de son histoire politique et culturelle intérieure, – de l'historiographie-Système, sinon pour ses aspects négatifs présentés comme une justification suffisante de l'hostilité développée contre elle. (Bien entendu, la résurgence ultranationaliste et néo-nazie en Ukraine est d'une aide puissante pour ce mouvement russe, et c'est lui qui inspire certainement une tendance à rechercher des polémiques relevant de l'>arme mémorielle<.)
Plus encore, les éléments qui dépassent les seuls événements historiques et tendent à remémorer, à réinstaller symboliquement le concept principiel et traditionnel de la légitimité et de l’origine historique à connotation spirituelle de la Russie, apportent encore un autre élément en reconstituant l’idée d’une Russie porteuse d’une tradition immémoriale. Là encore, l’orientation est symbolique et n’a rien à voir avec un simple travail d’historien. Elle tend à redonner une dimension traditionnelle à la Russie dans l’ordre de la civilisation, qui s’inscrit avec une force symbolique considérable comme une poussée antiSystème contre un Système qui ne cherche qu’à déstructurer et à dissoudre tout ce qui est structuration civilisationnelle, et essentiellement l’héritage de la Tradition au sens de la philosophie principielle qui forme l’assise immémoriale des civilisations.
Cette sorte de démarche ne doit pas être conçue comme une >bataille< dans une Grande Guerre qui n'en compte guère, puisque le champ de sa >bataille< est l'influence. Son objectif est d'influencer les psychologies de façon à modifier les jugements et à faire apparaître de plus en plus le Système tel qu'il est, c'est-à-dire à dissoudre sa légitimité faussaire sur laquelle il appuie le diktat de sa surpuissance.
Le rôle de l’antiSystème : faire table rase
Il est évident que notre hypothèse est d’un ordre fondamental, tendant à envisager pour cette Grande Guerre Postmoderne un cadre bien plus large que celui du bloc BAO contre la Russie, mais un cadre antiSystème-versus-Système cette fois vécu non pas dans sa dimension d’actualité, de l’affrontement présent, mais dans un cadre où l’affrontement antiSystème-versus-Système s’inscrit dans un contexte historique et métahistorique qui va aux racines de la crise générale actuelle. Lorsqu’on évoque les descendants de l’aristocratie tsariste, ce n’est pas la >résurrection< symbolique de la sainte-Russie que nous avons à l'esprit, ni même seulement la résurrection symbolique de la Sainte-Russie comme l'une des références ultimes du cadre de l'ordre ancien (celui d'avant le >déchaînement de la Matière<), mais la résurrection symbolique de la Sainte-Russie dans le cadre général de l'ordre universel qui servit à partir d'une certaine époque (la Renaissance dans sa version subversive) de repoussoir, de culpabilité historique et d'argument subversif impératif aux forces qui ont préparé et conduit le surgissement des conditions menant au >déchaînement de la Matière<, à l'installation du Système, à la domination des dynamiques, identifiables au Mal, de déstructuration, de dissolution et d'entropisation (formule dd&e).
Il s’agit toujours dans notre propos de la logique antiSystème, mais dans une tentative symbolique de la porter au cœur de l’historiographie et, au-delà, de l’Histoire devenant métahistoire, et d’ainsi servir de détonateur cosmique. Le rôle de l’antiSystème n’est pas de proposer une alternative, de ressusciter d’anciennes formules d’organisation, de réveiller des nostalgies, y compris les nostalgies des >lendemains qui chantent<, de présenter des projets d'organisation soi-disant nouvelles mais élaborées à partir d'anciennes formules, etc. Le rôle de l'antiSystème est d'abattre le Système par tous les moyens possibles, de lui porter tous les coups concevables, – dans ce cas, avec des armes nouvelles qu'il faut développer, – telles que l'>arme mémorielle<, le symbole structurant, etc. Le rôle de l'antiSystème est de faire tabula rasa.
L’intérêt opérationnel de l’hypothèse que nous développons ici, et qui devrait à notre sens se développer car cette voie est tentante dans le cadre de la communication qui anime cette Grande Guerre Postmoderne, est tout de même qu’elle introduit des éléments, ou qu’elle remet dans notre mémoire aveuglée et réduite par les concepts postmodernes, qui sont au cœur de l’affrontement originel, des éléments et des facteurs fondamentaux à l’origine de la crise de notre civilisation devenue contre-civilisation. Il est désormais de plus en plus courant d’admettre que cette contre-civilisation est porteuse d’une tendance qu’on peut assimiler au Mal, sous la forme de la formule dd&e ; il est temps d’introduire d’autres tendances à lui opposer d’une puissance symbolique aussi originelle, aussi fondamentale, telle que la Tradition originelle, pour atteindre à la véritable dimension de l’affrontement en cours, qui est véritablement cosmique. A ce moment, la formule antiSystème-versus-Système aura atteint sa complète signification et rempli son rôle ultime : porter la bataille en cours au plus haut niveau qu’il soit possible, qui est celui de la fin de cette contre-civilisation, de l’effondrement du système, et de l’énigme que constitue évidemment la suite de ces événements catastrophiques et inéluctables.