La très récente décision indienne d’écarter les avions US (essentiellement le F/A-18 Super Hornet) au profit de deux avions européens figurant la short list de son programme MRCA (126 avions de combat pour $11 milliards) a surtout été considérée du point de vue des relations entre les USA et l’Inde. On a notamment mis en évidence l’importance de l’événement pour des relations en pleine mutation, ces relations que les uns (les Indiens) et les autres (les USA) voudraient en pleine mutation mais en entendant sans aucun doute dans un sens très différent le mot mutation. Nous avons évoqué cet aspect du marché MRCA les 2 mai 2011 et 12 mai 2011.
Notre approche du problème était sans aucun doute d’en déterminer l’importance centrale, effectivement, du côté des relations entre l’Inde et les USA, et des incompréhensions qui caractérisent ces relations. Ce point reste pour nous évident, et il concerne bien entendu l’évolution de cette affaire du point de vue des politiques conduites par les deux pays, politiques conduites d’une façon consciente, calculée, etc., avec les appréciations justes et les erreurs d’appréciation qui vont avec. Mais il s’avère d’autre part qu’il y a bien entendu un aspect indirect, peut être involontaire et sans doute fort peu sinon pas du tout calculée, dans cette affaire. En effet, puisqu’il y a des avions éliminés, dont les avions US, il reste les avions sélectionnés pour le choix final, c’est-à-dire l’avion européen Typhoon et l’avion français Rafale ; si, effectivement, le choix se fait entre ces deux avions, cette réserve, du fait que rien ne peut être tenu pour acquis jusqu’à la conclusion du marché, cette décision constituera un événement politique, de façon indirecte, peut-être accidentelle, mais événement sans aucun doute.
L’occasion de parler de cet aspect de l’évolution du marché MRCA nous est donnée par un article de Victor Koslev, journaliste indépendant d’origine roumaine travaillant à partir de Tel Aviv, qui est un collaborateur régulier de Atimes.com. Dans un article consacré à la Libye, le indéfectibilité. Les USA ont estimé que l’offre Super Hornet assortie d’une perspective supposée alléchante sur le JSF suffirait à faire comprendre à l’Inde où se trouvaient à la fois son intérêt évident et son avenir politique indiscutable. On a montré combien cette prétention américaniste est stupéfiante de perversité et de fausseté du point de vue stratégique et politique ; il faut compléter cela par la réalisation que cette offre est également extraordinaire de prétention et de fausseté du point de vue technique. Des deux avions principalement proposés et dont nous parlons ici, nos lecteurs connaissent bien le catastrophique JSF, qui n’est pour l’instant qu’une promesse d’avatars sans fin et de dépenses hors du commun. Le Super Hornet, de son côté, s’il vole et s’il est effectivement en service, semble pouvoir se targuer du titre de l’un des plus mauvais avions de combat actuellement en service et proposé sur le marché, sinon vraiment le plus mauvais. (On peut lire deux textes de Eric Palmer, un excellent spécialiste de l’aéronautique, notamment US, sur son site ELP Defens(c)e, sur le Super Hornet : l’un, que Palmer rappelle, du 2 décembre 2007 ; l’autre, dans un texte sur le JSF, avec une partie consacrée au Super Hornet, le 15 mai 2011, où Palmer observe notamment à propos du Super Hornet : «The aircraft has some of the most anaemic combat flight performance ever put into a fighter aircraft design.»)
Ce que le marché indien met d’abord en évidence, c’est la non moins extraordinaire décadence, sinon l’effondrement de l’industrie aéronautique US, entre des modèles complètement dépassés et un hypothétique JSF qui devient l’archétype de la catastrophe industrielle. Si les USA vendent encore sur l’essentiel des marchés qu’ils prospectent en les tenant pour captifs, c’est parce qu’ils exercent une pression stratégique et politique d’une puissance et d’un cynisme incroyables, et que la plupart de leurs interlocuteurs, en général regroupés dans les régimes soumis du bloc américanistes-occidentalistes et dans les régimes corrompus de leurs auxiliaires des marches extérieures (Moyen-Orient et Extrême-Orient), y cèdent évidemment, – d’autant que les offres US accompagnent souvent une aide financière US au pays concerné, aide financière accordée par un pays (les USA) totalement écrasé par une dette colossale. Leurs succès actuels du type business as usual représentent la phase finale de la domination US du marché des armements, par la corruption et la pression de leur puissance qui continuent à subsister sur son aire, c’est-à-dire la phase qui voit les dernières évolutions corruptrices et terroristes avant le basculement et l’effondrement (prolongements caractérisés par le destin du JSF, bien entendu, parce que cet avion est sans aucun doute en avance sur tout le reste). Il se pourrait bien que l’Inde soit le premier pays à faire découvrir d’une façon générale que le roi (US) est nu, parce qu’elle a établi des soi disant relations stratégiques avec les USA sur un quiproquo qu’on a déjà souvent détaillé, d’ailleurs grotesque (du côté US) dès l’origine. Les USA ont cru que l’Inde était un pays-client de plus, quoique mastodonte (les USA en cours d’effondrement ne doutent de rien, absolument de rien à mesure que l’effondrement se précise). L’Inde n’a pas compris cela du tout, croyant à de véritables relations stratégiques. L’un des résultats de ce quiproquo que le Système, avec toutes ses constructions virtualistes et son incitation au déchaînement de la puissance, ne cesse de favoriser de plus en plus dans le chef catastrophique des USA, c’est la mésaventure du marché MRCA.
Jouant à l’angélisme ou l’étant réellement dans ce cas, avec une caste militaire qui tient à son autonomie et à sa puissance souveraine, l’Inde a jugé sur pièce les diverses offres qui lui étaient faites. Il en est ressorti ce jugement incroyable de sacrilège, et pourtant publiquement exposé, que les avions US ont dix ans de retard sur d’autres concurrents ; que le JAS39 suédois est à la fois trop léger pour les spécifications indiennes, et trop dépendant de la technologie US qu’on ne transfère pas ; que l’avion russe en compétition avait le désavantage stratégique de se trouver dans un contexte où l’Inde est massivement engagé avec la Russie dans le programme T-50 (coopération d’un avion de 5ème génération, avec un objectif de 250 exemplaires pour l’Inde), alors qu’elle entend diversifier son équipement avec des partenaires supportables (non-US, comme elle le découvre). Il reste les deux avions européens sélectionnés, qui permettent effectivement une diversification de l’équipement et des coopérations indiennes.
Cela posé, il reste à considérer les deux concurrents, ce qui les sépare et ce que le choix de l’un ou l’autre impliquerait. Ce qu’écrit Kotsev sur les performances relatives du Rafale et du Typhoon en Libye est largement confirmé par tout ce qui nous en parvient. Les capacités du Rafale à s’intégrer dans la courant des opérations, à en maîtriser les conditions très difficiles, à y évoluer avec brio et endurance, sont très largement reconnues. Les limites du Typhoon sont également mises en évidence. La supériorité de l’avion français ne fait guère de doute, surtout dans ce domaine de l’intégration dans les conditions de combat, ce qui en fait à la fois un système arrivé à maturité et un avion d’une catégorie supérieure à la plupart de ses concurrents. L’intérêt du texte de Kotsev est qu’un article, sinon d’un anglo-saxon, dans tous les cas de culture anglo-saxonne (par la personnalité et les habitudes de travail de l’auteur, par les médias où il est publié), fasse un tel rapport sur l’avion français. Le Rafale, à cause de ses caractères, de sa nationalité, etc., a été et reste le plus souvent une sorte de non-être pour la presse anglo-saxonne, si brillante dans ce genre d’exercices (comme, par exemple, Ron Paul est un non-être aux USA dans la catégorie d’événements concernant la candidature aux présidentielles, sauf quand les événements l’imposent). On avait pu déjà relever ce phénomène lors de l’essai en vol du Rafale, à l’automne 2009, par un ancien pilote de la RAF, Peter Collins, et l’article enthousiaste que Collins avait publié dans Flight.
Les Français de Dassault sont entrés dans la compétition indienne en traînant des pieds. Ils avaient (et ont sans doute toujours) l’idée de l’Inde comme d’un pays doté d’une bureaucratie incroyablement lourde, manuvrière, extrêmement sensible à la corruption, capable de faire traîner un marché pendant des années, dans des conditions difficiles et coûteuses, et y ajoutant l’impression, vite conclue par les Français raisonneurs, que l’Inde était désormais sous influence US. Leur stratégie, ces dernières années, était axée sur le Brésil et les Emirats Arabes Unis, dont on se rappelle (surtout avec le Brésil) quels espoirs ces perspectives soulevèrent. Aujourd’hui, tout est renversé, le Brésil et les EAU étant enlisés dans des incertitudes diverses, et l’Inde dans la situation qu’on voit. Considérés sur le terme et corrélativement, ces événements constituent une réelle surprise pour les stratégies prospectives et les analyses rationnelles, une surprise parfaitement à l’image de ce temps où le contrôle humain semble être devenu un vieux souvenir, et le souvenir d’une illusion.
Ainsi en est-il de la situation indienne Une surprise, et qui nous réserve sans doute d’autres surprises. Si le marché se poursuit, puisque le si est toujours de rigueur, une situation complètement nouvelle se dessinera, qui fera naître nécessairement de nouvelles réalités politiques. En effet, si les avions US ont été repoussés par refus d’un diktat politique posé de facto par l’attitude US, le choix actuel réduit à deux avions européens, qui semble être né de considérations essentiellement techniques, prendra nécessairement une dimension politique, quoiqu’en disent et veuillent les hommes politiques et les autres, qui ne voient plus rien venir. Evidemment, si le Rafale est choisi, la dimension politique sera bien plus grande et significative encore, quoiqu’en disent et veulent les dirigeants actuels de la France, y compris son scélérat-Président. Nous voulons dire par là que le choix renverrait nécessairement à la position traditionnelle de la France, établissant une relation puissante avec un pays du BRICS, et cela, contre les pressions politiques et stratégique des USA. Les Français ferait avec l’Inde quelque chose qui ressemblerait à ce qu’ils espéraient faire avec le Brésil (lequel est aussi du BRICS). Le conditionnel est nécessaire, simplement parce que, désormais, y compris dans ces domaines stratégiques et militaires qui dépendent de décisions politiques, tout se passe comme si les événements eux-mêmes dictaient leur loi ; 2011 n’est pas 2009, et nous hésiterions certainement aujourd’hui à écrire sur l’affaire indienne en cas de succès français un article comme celui que nous écrivîmes à propos de la France et du Brésil (et de la Russie), le 4 septembre 2009, et qui nous paraissait tout à fait légitime à l’époque, et qui l’était effectivement alors, jugeons-nous toujours aujourd’hui. Entretemps, la crise générale est devenue eschatologique, et ce phénomène joue dans tous les domaines, exerçant avec toute sa puissance sa capacité d’eschatologisation des affaires humaines, c’est-à-dire des diverses crises qui constituent la substance même de toutes les relations internationales A preuve, après tout, cette affaire indienne où la France se retrouve devant une opportunité qu’elle n’imaginait évidemment pas à l’origine, quoique l’on vous dise aujourd’hui.
Mis en ligne le 18 mai 2011 à 06H08