Le point de fusion
23 février 2010 Nous avons parlé ici et là de la victoire impressionnante de Ron Paul à la convention de la CPAC (Conservative Political Action Conference), dans le sondage annuel de cette organisation pour désigner la préférence des conservateurs pour un candidat à la prochaine élection présidentielle. Ron Paul est désigné par 31% des votants, devant Romney (22%) et Palin (7%). En 2008 et 2009, Paul était 4ème et 3ème avec 12% et 13%, et cela était considéré déjà comme une formidable performance. C’est dire la signification de ces 31%, qui n’ont pourtant pas secoué la torpeur satisfaite de la presse-Pravda internationale du système américaniste et occidentaliste, sinon pour des manuvres de camouflage ceci et cela, signes évidents de l’importance de l’événement.
Nous ne parlons pas ici d’une occurrence de prospective électorale, dans une Amérique secouée par le constat général que Washington (le système) is broken; où le formidable président Obama, le premier Africain-Américain élu à la Maison-Blanche, ressemble de plus en plus à un comparse mineur dont la seule chance de jouer un rôle historique serait de poursuivre dans la voie d’une tentative centriste de réconciliation qui ne fait que paradoxalement exacerber les extrêmes jusqu’au point de fusion, jusqu’à la gorbatchévisation du système. Nous parlons, justement, de ce point de fusion, ce moment à la fois chimique et cosmique de la situation politique américaniste où tout se met en situation pour faire gronder l’incendie. Nous parlons donc de cette désignation statistique de Ron Paul comme favori des conservateurs, comme l’une de ces étincelles éblouissantes, au point que la presse-Pravda n’y a vu que du feu, de ce point de fusion.
L’intérêt de la désignation symbolique par acclamations statistiques et autres de Ron Paul est qu’elle suscite aussitôt deux réactions parmi ceux qui la jugent comme un événement sensationnel. (Oublions pour l’instant l’étiquetage de Ron Paul, d’obédience libertarienne, anti-centraliste, républicain localiste selon la tradition américaine, pas américaniste, pour le compte.)
D’une part, il y a la réaction par rapport à la situation intérieure. Ron Paul avec 31% des conservateurs, et derrière une troupe dérisoire de fausses vedettes de la droite US, c’est un événement de la même puissance que la formation et la configuration insaisissable de Tea Party. Il se place au cur d’une Amérique en ébullition, alors que les grands esprits de Wall Street et de la Fed voyaient en 2010 l’année de la reprise et de l’apaisement après la tempête de 2008-2009. Dans quel monde vivent-ils? Se tromper à ce point c’est comme du grand art, la Chapelle Sixtine de la stupidité de l’arrogance. Cette Amérique en ébullition prend prétexte des élections de novembre 2010, du marécage du débat des soins de santé, des coups de tonnerre du type-Massachusetts, de la situation du Washington is broken en un mot, pour faire parler le désordre de ses ambition affichées comme révolutionnaire. (Il est manifeste que ce fut notre interprétation de la victoire de Ron Paul dans le sondage du CPAC.)
D’autre part, il y a la réaction par rapport à la politique extérieure, dite de sécurité nationale, ce cancer d’hubris qui dévore la puissance de la Grande République. C’est l’analyse que firent, notamment, quelques plumes d’Antiwar.com, dont celle de Justin Raimundo, très proche de Ron Paul. Bien entendu, l’orientation naturelle d’Antiwar.com, d’abord axée sur la lutte contre la politique extérieure belliciste, explique cet angle d’analyse. Mais ce qui s’est passé à la convention de la CPAC le justifie également. Le discours de Ron Paul à la convention de la CPAC fut effectivement largement consacré à la dénonciation de la politique belliciste, ce qui rencontra sans aucun doute le sentiment général des participants à la convention. (Jon Basil Utley, de Antiwar.com, qui était présent à la convention: «Antiwar sentiment was a major issue for the first time at this year’s giant CPAC meeting in Washington. Thousands of young conservatives attended, some 5,000, and for the first time, Ron Paul was voted the favorite presidential candidate with 31% of the vote. His speech about how governments use wars to take over dictatorial power was constantly interrupted with roaring applause, denouncing Republicans nearly as much as Democrats»)
Bien entendu, on comprend aussitôt qu’il n’y a aucune contradiction entre les deux démarches, mais au contraire un aspect complémentaire évident. L’état d’esprit politique prédominant est celui du parti libertarien (dont Ron Paul est proche) et, plus généralement, de la droite conservatrice dite paléo-conservatrice (par opposition à la droite dite néo-conservatrice, brillante inspiratrice de la politique interventionniste en question). Cet état d’esprit professe une politique d’hostilité au centralisme, à un gouvernement fort et très dépensier, à une politique extérieure interventionniste. C’est le schéma classique de la droite isolationniste. Mais dans la réalité de l’Amérique d’aujourd’hui, toutes ces conceptions politiques rejoignent évidemment les tendances populistes, y compris celles qui se manifestent plus à gauche, où l’on est pourtant partisans traditionnellement d’un gouvernement fort et fortement interventionniste.
La question centrale, en effet, est moins celle du gouvernement interventionniste que de savoir: interventionniste pour quoi?, et c’est bien, alors, la question de la politique extérieure qui est posée. L’interventionnisme démocrate traditionnel et l’idée du gouvernement fort et dépensier renvoient classiquement, aujourd’hui, à Franklin Delano Roosevelt, c’est-à-dire à la Grande Dépression, lorsque le nouveau président lança, à partir de 1933, un programme d’intervention massive pour tenter de rétablir la situation économique et sociale, et surtout, d’abord, la situation sociale. Au contraire pour l’esprit de la chose, lorsque Barack Obama décide un effort, d’ailleurs limité, pour lutter contre le déficit, sa réduction des dépenses publiques de $250 milliards n’affecte en rien la politique de sécurité nationale (c’est-à-dire, principalement les dépenses du Pentagone). En ce sens, il est complètement en ligne avec la politique interventionniste et belliciste qui donne la priorité absolue aux dépenses de sécurité nationale. Il montre que la politique de l’establishment est complètement celle du parti unique, républicains et démocrates de l’establishment ne formant que les deux ailes d’un seul parti, qui est, comme le nomment les anti-guerres (notamment Antiwar.com), le War Party.
Bien entendu, la politique intérieure et les conséquences intérieures sont immédiates, avec une politique générale d’intervention du gouvernement qui est dans son esprit l’antithèse de la politique interventionniste de Roosevelt. De ce point de vue qui tient compte moins des idées doctrinales que de la situation politique réelle, les deux axes d’analyse mentionnés plus hauts sont si complémentaires qu’ils se fondent l’un dans l’autre. L’attaque contre la politique du parti unique se fait elle aussi avec deux ailes d’un même parti contestataire: contre la politique intérieure et contre la politique extérieure expansionniste. C’est bien ce que nous nommons le point de fusion, où toutes les positions fusionnent effectivement pour se retrouver dans les deux courants antagonistes. La grande nouvelle est que le parti contestataire, que ce soit le mouvement populiste ou la mouvement anti-guerre, se trouve objectivement reconstitué en une unité cohérente.
La politique de sécurité nationale sortie de son éther
Point de fusion, effectivement, parce que commence à se mettre en place le lien jusqu’ici tenu coupé, notamment depuis le 11 septembre 2001, entre la situation intérieure US et la politique de sécurité nationale. 9/11 ayant déclenché la mobilisation sacrée qu’on sait, il n’était plus question de mettre sur un même plan fiscal, budgétaire, politique et même métaphysique, la politique intérieure aux USA et la politique de sécurité nationale. 9/11 avait tranché net ce lien. La politique de sécurité nationale, les expéditions outre-mer, les folles entreprises, les interventions illégales, les détentions arbitraires, etc., mais aussi le budget du Pentagone et tout ce qui va autour, bien sûr, tout cela était déplacé dans un éther exceptionnel, où nulle contestation n’était possible. Littéralement, la politique de sécurité nationale était quelque chose d’autre, quelque chose qui échappait à la logique comptable, au jugement politique, à la situation sociale des USA. C’était une sorte de budget extraterrestre, un peu à l’image de l’alliance avec Israël, elle-même passée au stade de l’automatisme de l’approbation aveugle, avec l’aide empressée et expérimentée du lobby AIPAC.
Voilà que nous entrons dans une ère différente, parce que le rétablissement du lien se fait au cur du mouvement, et donc du parti (républicain) ou de la base du parti qui a été le principal instigateur de cette rupture entre politique intérieure et politique de sécurité nationale. Il se fait, d’une façon officielle et flamboyante par l’intermédiaire de Ron Paul parce que personne d’autre que lui ne pouvait le faire, parce que personne de cette stature n’a, dans la droite de l’establishment washingtonienne (Paul y a un pied puisqu’il est au Congrès), la capacité, la lucidité et le courage de parler comme il le fait. Le discours du Ron Paul au CPAC n’est pas nouveau; Paul le répète depuis des années, selon les mêmes idées et presqu’avec les mêmes mots; mais dit à cette tribune, alors que le sondage CPAC va l’installer premier favori avec 31% des voix, voilà qui fait toute la différence et prend une dimension politique et symbolique de très grande importance, presque une dimension de légitimité.
Jusqu’ici, le mouvement populiste US, dont la puissance est évidente, marchait, comme on dit, à cloche-pied. Il attaquait le gouvernement, l’establishment, la politique d’allégeance totale aux forces d’argent, la corruption, le centralisme destructeur, mais il ne parlait guère de la politique extérieure. Dans ces conditions, Fox.News était à fond derrière le mouvement. Ce qu’a fait Ron Paul, c’est de ramener la politique extérieure et belliciste qui était détachée de l’ordre des choses américanistes depuis 9/11 (depuis bien plus longtemps en fait, mais d’une façon très nette, presque sacralisée, depuis 9/11) dans la logique générale de la situation US et du gouvernement washingtonien en tant que gestionnaire de cette situation. Du coup, il met en évidence le scandale et l’absurdité de cette politique, qui est directement une des causes fondamentales de la catastrophe intérieure. On sait directement, d’une façon comptable, depuis les travaux de Joseph Stiglitz publiés en février-mars 2008, ce qu’on devinait sans guère de problèmes depuis 2003-2004: le coût et les charges la guerre en Irak, archétype des folies de sécurité nationale depuis 9/11, sont l’une des causes directes, sinon la cause centrale de la crise économique et financière qui frappe les USA. La conclusion, évidemment, s’étend à toute la politique de sécurité nationale, notamment et d’une façon décisive depuis 9/11. Désormais, la chose est confirmée d’un point de vue politique fondamental, quasiment d’une façon officielle, par le plus inattendu (à cette place) des porte-paroles du système pour l’occasion, Ron Paul, mais pas si inattendu, lorsqu’on a vite compris qu’il l’est, porte-parole, pour mettre en évidence le vice fondamental du système, pour pouvoir mieux étayer un impitoyable acte d’accusation.
Il s’agit donc d’un événement important (l’intervention de Ron Paul à la convention, dans la position où il se trouve) puisqu’il s’agit de l’événement qui voit l’ouverture d’un processus de remise en place des différents aspects de la politique américaniste, avec la référence fondamentale de la politique de sécurité nationale trônant au beau milieu du banc des accusés. La politique belliciste est sortie de son éther métaphysique et extraterrestre, et l’on va désormais pouvoir commencer à mesurer son poids dans la catastrophe qui frappe les USA. D’objectivement impérative, elle devient subjectivement ouverte à la critique, c’est-à-dire à la condamnation sans appel pour ceux qui ont encore le goût des jugements mesurés. On comprend pourquoi, notamment, le Washington Post et Fox.News, c’est-à-dire deux des plus vigilantes sentinelles du système, ont préféré faire leur brillant travail de journalisme professionnel en couvrant l’événement de la convention de la CPAC comme si Ron Paul n’existait pas. On ne sait jamais, cela pourrait être vrai, et la convention de la CPAC du week-end, juste un mauvais rêve.