Comme au bon vieux temps
24 juillet 2008 Est-ce qu’on fleure le parfum enivrant de la crise stratégique, la vraie de vraie? L’affaire des bombardiers russes (à capacité nucléaire) effectuant éventuellement des déploiements temporaires à Cuba provoque quelque agitation à Washington. On a vu hier une première réaction officielle, celle du nouveau chef d’état-major de l’USAF.
Hier encore, Martin Sieff, de UPI, évoque cette réaction et, d’une façon plus générale, le climat à Washington devant cette possibilité. Il résume de cette façon les tenants et aboutissants de cette affaire, et la mesure où elle pourrait être pris avec sérieux par Washington.
«Nevertheless, the very possibility that Russia would deploy first-line strategic weapons systems capable of delivering nuclear weapons to the U.S. homeland from bases in Cuba, only 90 miles from the coast of Florida, would throw the entire strategic calculus of successive U.S. governments Republican and Democrat alike into complete disarray.
»Such a possibility has never been seriously threatened in the 46 years since the world came closer than ever before or since in its history to all-out thermonuclear war in the 1962 Cuban Missile Crisis.
»Then U.S. President John F. Kennedy and Soviet Premier Nikita Khrushchev reached a deal whereby the successive U.S. administrations left communist Cuba alone and in return the Soviets refrained from basing any offensive nuclear weapons systems or offensive weapons capable of delivering nuclear warheads to the U.S. mainland on the island.
»But all of a sudden this cornerstone agreement of Cold War and post-Cold War stability and security looks as if it might disappear overnight.»
Comme d’habitude, l’hystérie n’est pas loin. On sait que c’est une marque de fabrique de l’américanisme, donc cette proximité ne peut surprendre. Il faut en effet une dose d’hystérie, par ailleurs assez courante, pour voir s’esquisser une mobilisation pour une menace de la sorte, une hypothèse officieuse retransmise d’une façon anonyme et démentie par les voies officielles russes. Qu’on juge de la consistance, pour le moment, du projet russe de déploiement des bombardiers:
« The story broke Monday this week when the Russian newspaper Izvestia, citing what it described as a high placed source in the Russian government [] It should be noted the Russian government has carefully sought to avoid making any open threat or incendiary comments about the potential threat and it has carefully avoided being drawn out on the issue. The Defense Ministry in Moscow issued a statement saying the Izvestia story was palpably false and that it was even written under a pseudonym and quoted a non-existent organization among its sources.»
Au reste, les Russes semblent avoir compris comment fonctionnent les Américains. Ils en rajoutent une couche avec des nouvelles concernant une autre idée, celle d’installer, ou plutôt de réinstaller une station d’écoute à Cuba, par le biais d’un expert sans la moindre responsabilité gouvernementale. Des démentis concernant les bombardiers continuent à être diffusés, mais dont on ne sait pas sur quoi ils portent exactement. On ignore si tout cela fait partie d’une offensive concertée, offensive typique de communication, à une époque où la communication constitue la force principale, sinon des armées dans tous les cas des nations. (Son efficacité est telle qu’il y a de bonnes chances pour que, justement, la chose n’ait pas été concertée C’est en général de cette façon que les meilleures choses se font.)
Quoi qu’il en soit, l’ensemble de cette offensive, concertée ou pas, et plutôt contre-offensive dans ce cas, devrait servir comme modèle de ce type d’action pour les Russes face aux pressions des USA sur leurs propres frontières (anti-missiles). Il y a longtemps qu’on observe l’évidence d’une dissymétrie géopolitique majeure entre les USA et la Russie, notamment dans l’affaire des anti-missiles (si l’on veut bien faire abstraction des billevesées concernant la menace balistique de l’Iran ). L’argument est connu: que diraient les USA si les Russes déployaient des anti-missiles au Mexique? Eh bien, on pourrait avoir un début de réponse, dans l’esprit de la chose dans tous les cas.
Incursion stratégique
La façon dont Martin Sieff présente les réflexions en cours à Washington devant un possible déploiement de bombardiers à Cuba rend bien compte de la question fondamentale qu’on trouve derrière cette hypothèse. Il est vrai que ce serait une rupture de l’accord informel entre Kennedy et Krouchtchev de 1962 (pas d’armes russes offensives à Cuba en échange de l’engagement US de ne pas attaquer l’île.) Même le déploiement d’une base d’écoute électronique alors que les Russes avaient conservé cette base jusqu’en 2001, constituerait une rupture de l’esprit de l’accord, malgré qu’il ne soit pas question d’armements.
Mais cette critique ne ferait que mettre plus en évidence combien les USA sont les premiers responsables de cette rupture de l’esprit de l’entente d’un certain équilibre de la Guerre froide. La première des ruptures à cet égard est celle de la promesse faite à Gorbatchev, en 1991, en échange de la réunification allemande, de ne pas élargir l’OTAN aux pays de l’ancien Pacte de Varsovie. On sait ce qu’il reste de cette promesse. D’autre part, il y a la dénonciation unilatérale, par les USA, du traité stratégique sur les ABM, qui est aussi une rupture de l’esprit de la Guerre froide. De ce point de vue, une présence russe à nouveau à Cuba ne ferait que confirmer la désintégration des structures d’équilibre stratégique de la Guerre froide.
Mais il s’agit surtout d’un choc psychologique pour Washington, effectivement la rupture d’une structure de sécurité qui garantissait une sorte d’isolationnisme stratégique des USA. La rapidité des parlementaires US, essentiellement le sénateur démocrate Levin, président de la Commission des Forces armées, à mettre cette affaire officiellement sur la table, à l’occasion d’une audition du nouveau chef d’état-major de l’USAF, alors que la nouvelle sur les bombardiers est si incertaine, témoigne de l’extraordinaire sensibilité du monde washingtonien à cet égard.
Le choc psychologique d’une mise en évidence de la possibilité d’un conflit stratégique, ou dans tous les cas d’une tension stratégique autour de Cuba tient essentiellement au fait du souvenir de la crise de Cuba de 1962. Cette crise fut la seule incursion d’une menace stratégique majeure et directe, géopolitiquement affirmée, dans la sphère la plus ultime de la sécurité stratégique des USA. Aucune autre crise stratégique majeure dans l’espace géographique US, engageant directement une puissance de la capacité de la Russie (de l’URSS) n’a eu lieu dans l’histoire des USA. Dans la certitude d’hyper-puissance où se trouvent (encore) les USA aujourd’hui, la chose a une portée symbolique évidente. Il n’est nullement assuré que cette affaire des bombardiers russes débouche sur une tension quelconque, sur une situation conflictuelle ni quoi que ce soit de cette sorte. Mais l’incident est un rappel convainquant de certaines fragilités stratégiques US. Il est possible que la Russie prenne conscience de cet atout inattendu, d’autant plus sérieux qu’il est appuyé sur un cas évident pour Moscou, à cause de son lien avec l’affaire des anti-missiles, qui rend presque légitime une riposte dans la zone stratégique vitale pour la sécurité US.
Si les USA poursuivent aveuglément leur poussée pour le déploiement du BMDE, les Russes peuvent effectivement se saisir de cet atout cubain, s’ils en réalisent toute la valeur. Les Cubains devraient normalement coopérer avec enthousiasme, puisqu’ils acquéraient ainsi une valeur stratégique évidente. Tout cela n’implique nullement des aménagements militaires et stratégiques de grande importance. La communication, c’est-à-dire l’information, suffit à fournir une représentation de la crise, impliquant toutes les alarmes et les tensions qu’on a décrites.