Panique à bord
16 janvier 2006 L’ année du JSF commence bien, c’est-à-dire mal. Il est assez remarquable de noter qu’une sensation diffuse mais puissante d’appréhension proche de la panique est perceptible dans le chef des deux principaux coopérants non-US.
• Du côté des Australiens, des inquiétudes très précises semblent être apparues depuis l’annonce du probable abandon du moteur Rolls. Un article de l’hebdomadaire Aviation Week & Space Technology du 9 janvier signale cette alarme en rapportant que les Australiens étudient une réduction de leur commande de 50% ; ce qui est marquant est moins de faire cette planification que de l’annoncer publiquement : « If costs of the Joint Strike Fighter program go up, Australia’s plans to buy 100 F-35s could shrink to a procurement as small as 50 aircraft, says a senior Australian defense official. That comment follows revelations last week that the U.S. Navy and Air Force are making plans to pull funding from the JSF’s F136 alternative engine program as a cost-cutting measure. »
• Du côté des Britanniques, le Financial Times (FT) du 13 janvier trouve que Tony Blair exagère. En une quinzaine, le Premier ministre britannique a fait deux interventions personnelles auprès de Tony Blair : la première, une lettre qu’il lui a adressé juste avant Noël, la seconde en ce début d’année, une conférence vidéo en direct avec Washington (Bush), où il a à nouveau plaidé la cause du moteur (britannique) Rolls Royce pour la version à décollage vertical (J-35B) du JSF. Par leur importance et leur proximité, ces deux interventions de Blair sont extraordinaires pour un programme d’avion de combat sur lequel courent certes des rumeurs mais qui est officiellement pour l’instant dans le cours normal de son développement, pour une commande britannique de 150 exemplaires qui est encore loin d’être passée (on ne l’attend pas avant décembre prochain). Ce qui importe est l’aspect symbolique de ces interventions politiques, leur poids spécifique : deux interventions de ce niveau, d’une telle importance, pour ce qui est en normalement perçu comme un programme d’avions de combat, signalent au contraire l’importance considérable que les Britanniques attachent à cette affaire.
Il y a, dans les deux cas, un penchant, voire une certaine volonté de dramatisation. Le FT le relève indirectement, en observant combien il apparaît déconcertant que le Premier ministre s’implique si profondément dans l’affaire du moteur Rolls Royce alors que la partie semble bien être perdue et qu’il y a bien plus grave : « Tony Blair, prime minister, has been pleading with President George W. Bush to reverse the Pentagon decision but he is wasting his breath. []It would be far better for the prime minister to spend the political capital he ought to have as Mr Bush’s best ally on resolving the technology transfer problems that appear to plague the entire JSF programme, whose military and industrial importance to the UK goes far beyond the Rolls-Royce contract. These problems arise because of US reluctance to give advance assurances about know-how sharing. »
Effectivement, il semble bien que la question du moteur Rolls Royce soit entendue. Le FT argumente judicieusement en faisant observer que le moteur Rolls (un deuxième moteur pour une des versions du JSF) est un luxe assez peu à sa place dans un programme qui se trouve dans des conditions difficiles (qui est en crise) : « It was always something of a luxury for the US to order a second engine for the JSF as a back-up to the primary engine order placed with Pratt & Whitney. The theory was that this would maintain competition, and if the Pentagon sticks to its decision, it is possible GE may quit the tactical fighter engine business. But this potential loss of future competition may be outweighed by the extra short-term costs of split development and production, and faced with the Iraq war costs the Pentagon is understandably focused on short-term savings. It is also hard for Mr Blair to argue the US should pay extra to sustain a level of competition that no other country could dream of. »
Le FT n’a pas tort mais on peut tout aussi bien considérer que la décision de faire un second moteur pour la version J-35B était un cadeau fait aux Britanniques pour les attirer dans le programme. Drôle de cadeau, drôle de programme. Le JSF a été bâtie sur du sable pour attirer le chaland. Le marketing a réussi, appuyé encore plus que de coutume (c’est dire) sur l’accroche, la construction virtualiste, le battage de prévisions complètement surréalistes. (Tout le monde les a prises pour du comptant, cela reste un des attraits les plus charmant de cette aventure.) Aujourd’hui où l’on entre dans la réalité puisque, notamment, on demande aux coopérants de passer leurs commandes, la réalité se montre telle qu’elle est. Et le moteur Rolls fait partie des fanfreluches coûteuses que le Pentagone devrait prestement liquider.
Alors, pourquoi Blair s’attache-t-il à cette affaire du moteur, comme s’interroge justement le FT? Hypocrisie pour hypocrisie sans doute, car on peut faire crédit au quotidien britannique de ne pas ignorer une possibilité de dramatisation radicale de l’affaire dans cette attitude du Premier ministre. C’est aussi le cas des Australiens, dans le même ordre d’idée. Pour ces derniers, c’est également une dramatisation que d’envisager d’ores et déjà une réduction de 50% de leur commande alors que la seule nouvelle justifiant la réflexion est l’abandon du moteur Rolls. C’est une réaction bien excessive, qui n’est guère justifiée à première vue. (Après tout, l’effet de l’abandon du moteur Rolls serait une réduction des coûts, pas une augmentation du prix du JSF.)
L’attitude des coopérants non-US a été, jusqu’ici, non de dramatiser les choses (les mauvaises nouvelles, les rumeurs alarmistes) mais, au contraire, de les étouffer ou, le plus souvent, simplement de les ignorer. Pourquoi ce changement de tactique? Tactique, justement
On pourrait effectivement juger qu’il y a une bonne part une tactique dans ces deux attitudes britannique (surtout) et australienne. Dans quel sens? Faire pression sur les Américains? La cause choisie n’est pas la meilleure et, dans ce cas, la tactique peut être contre-productive. On peut par conséquent, poursuivant cette logique, envisager une autre orientation: il s’agirait de préparer une position de repli, voire pire, en cas de difficultés majeures. Après tout, pour les Australiens c’est déjà évident: la logique est là avec la réduction de commandes. Et pour les Britanniques? Dans sa communication avec Bush, Blair a insisté sur l’importance fondamentale du programme JSF pour les Britanniques. Le FT l’écrit justement : « an ally such as Britain that has decided, for the first time in its military aviation history, to rely essentially on another country for its principal future weapon. »
Le FT, dans son commentaire du 13 janvier, poursuit et termine son adresse sur un ton curieusement plaintif, où il fait du Royaume-Uni une citadelle de vertu, à la fois atlantiste et européenne, où il accuse les autres, tous les autres, de ne songer qu’à tenter à tout prix de faire bon marché pour en profiter injustement de cette notoire vertu britannique qui ne cesse de nous émouvoir. (On se demande, dans cette péroraison dont la cause est le JSF, ce que les Européens viennent faire dans cette galère en forme de réquisitoire? C’est très FT, tout cela, cette façon de ne pouvoir se résoudre à ne mettre en cause que les Américains, même lorsqu’il ne s’agit que des Américains.) Le ton fataliste en même temps que geignard montre que le climat londonien est aujourd’hui vraiment très pessimiste dans cette affaire JSF. « The sad fact is that Britain has been the only western country to practise what it preaches about open defence procurement. Further evidence of this is its privatisation of Qinetiq and the sort of defence research activities that all other governments keep in-house. It is disappointing that London gets so little reciprocation from its US and European allies. »
Un autre point intéressant est la référence faite par le FT à l’ affaire Skybolt, comme un précédent à ce qui serait l’affaire JSF (avec des guillemets de mauvais augure). « So, not surprisingly, the UK defence procurement minister is talking of the need for a plan B alternative to JSF. Such talk may just be bluff to strengthen London’s negotiating arm with Washington, and if it is not, then it might consist of nothing more than making the Eurofighter sturdy enough to land on Britain’s planned carriers instead of the JSF. But there needs to be some contingency against a future Skybolt from Washington. » (On remarquera en passant combien le FT reste le FT puisqu’il ne prévoit comme alternative au JSF qu’une version de l’Eurofighter bidouillée en avion embarquée. Pas un mot de l’alternative française [le Rafale en version embarquée, d’ores et déjà opérationnel]. Curieux oubli si l’on veut faire pression ; s’il y a bien un plan B qui pourrait soulever quelques craintes politiques à Washington, c’est celui-là.)
La référence au Skybolt montre la véritable humeur de nos amis britanniques, et elle est crépusculaire. L’affaire Skybolt, en 1961, fut l’une des pires trahisons américanistes du Royaume-Uni. (A la fin des années 1950, après la déroute diplomatique de Suez suivi de l’alignement sur Washington, Londres avait sacrifié sa stratégie et ses programmes nationaux à l’idée de la suprématie absolue du missile impliquant des équipements US, s’appuyant dans un premier temps sur l’engin air-sol à têtes nucléaire Skybolt, développé par l’USAF. La commande britannique était politique, condition sine qua non du ralliement de Londres. Londres se rallia puis le Skybolt fut abandonné, en 1961, avec la nouvelle administration Kennedy. Les Britanniques, pourtant habitués, n’ont jamais connu pire humiliation.)
l’année du JSF apparaît effectivement comme cruciale, avec les décisions d’engagement (de commande) attendues, et les difficultés peut-être insurmontables pour prendre ces décisions dans un sens favorable. Elle apparaît également comme cruciale parce que cette soudaine dramatisation du début 2006 place la question sur un plan politique qui, surtout du côté britannique, installe l’affaire au cur des relations spéciales anglo-américaines, comme une bombe à retardement.