Plus ça change, plus c’est la même chose
9 juillet 2005 Un article de l’imposant et caractéristique Thomas L. Friedman, paravent libéral de l’américanisme dans le New York Times, mérite une lecture attentive et précise. L’article (dans l’ International Herald Tribune [New York Times] d’aujourd’hui, sous le titre de « Muslims in danger ») nous parle évidemment des attentats de Londres, qui constituent le plat de résistance de la pensée américaniste de la période des dernières quarante-huit heures. On croirait que, pour cette pensée, sont revenus les jours sombres mais non sans sex-appeal tragique de l’attaque du 11 septembre 2001. Les presque-200 morts des attentats espagnols d’avril 2004 n’ont pas eu le quart du dixième de cet effet de réflexion quasi-mystique, tout simplement parce que les Espagnols sont un de ces peuples-Zoulu déjà trop éloignés du centre du monde.
L’article de Friedman est prodigieux d’intérêt, d’abord parce qu’il peut être divisé en deux ; la première partie est marquée d’un bon sens et d’une évidence qui forcent l’estime ; la deuxième, par son extraordinaire ambiguïté, par la déformation criante qu’il offre, confine au surréalisme de l’analyse politique lorsqu’on a à l’esprit une image complète des événements qui se déroulent de façon quotidienne dans le monde.
• Dans la première partie, Friedman décrit, pour les déplorer profondément, les effets possibles des attentats, notamment sur la façon dont les musulmans vont être considérés désormais en Occident. C’est un peu exagéré, c’est un peu de l’hystérie post-9/11 réchauffée car il n’est pas sûr que, dans 15 jours, les affreux événements londoniens occupent encore tous les esprits. Mais c’est plein de bon sens. On y trouve même une description de l’évolution du terrorisme depuis 9/11 qui est assez juste, et dont la logique nous interdit d’envisager cette archi-stupide guerre contre la terreur’ ressortie par les hystériques de service qui peuplent les conseils de nos gouvernement. (Petit bémol: le brave Friedman aurait pu se noter que si le terrorisme s’est amélioré du point de vue l’efficacité opérationnelle depuis 9/11 comme il le décrit fort justement, c’est qu’il y a peut-être une raison, et que cette raison a beaucoup à voir avec notre réaction, et que cela mériterait pas mal de questions.)
« Every Muslim living in a Western society suddenly becomes a suspect, becomes a potential walking bomb. And when that happens, it means Western countries are going to be tempted to crack down even harder on their own Muslim populations.
» That, too, is deeply troubling. The more Western societies – particularly the big European societies, which have much larger Muslim populations than America – look on their own Muslims with suspicion, the more internal tensions this creates, and the more alienated their already alienated Muslim youth become. This is exactly what Osama bin Laden dreamed of with 9/11: to create a great gulf between the Muslim world and the globalizing West.
» So this is a critical moment. We must do all we can to limit the civilizational fallout from this bombing. But this is not going to be easy. Why? Because unlike after 9/11, there is no obvious, easy target to retaliate against for bombings like those in London. There are no obvious terrorist headquarters and training camps in Afghanistan that we can hit with cruise missiles. The Qaeda threat has metastasized and become franchised. It is no longer vertical, something that we can punch in the face. It is now horizontal, flat and widely distributed, operating through the Internet and tiny cells. »
• Soudain, nous basculons. Friedman nous offre la solution. Non pas : plus de policiers, plus de contrôle, etc., non, mais qu’enfin les musulmans s’ôtent de l’âme ce culte de la mort («
« And because I think that would be a disaster, it is essential that the Muslim world wake up to the fact that it has a jihadist death cult in its midst. If it does not fight that death cult, that cancer, within its own body politic, it is going to infect Muslim-Western relations everywhere. Only the Muslim world can root out that death cult. It takes a village.
» What do I mean? I mean that the greatest restraint on human behavior is never a policeman or a border guard. The greatest restraint on human behavior is what a culture and a religion deem shameful. It is what the village and its religious and political elders say is wrong or not allowed. Many people said Palestinian suicide bombing was the spontaneous reaction of frustrated Palestinian youth. But when Palestinians decided that it was in their interest to have a cease-fire with Israel, those bombings stopped cold. The village said enough was enough.
» The Muslim village has been derelict in condemning the madness of jihadist attacks. When Salman Rushdie wrote a controversial novel involving the prophet Muhammad, he was sentenced to death by the leader of Iran. To this day to this day no major Muslim cleric or religious body has ever issued a fatwa condemning Osama bin Laden. »
Petit exercice: remplacer, par exemple, jihadist death cult par americanist war cult; ou bien dans la phrase no major Muslim cleric or religious body has ever issued a fatwa condemning Osama bin Laden, remplacer no major Muslim cleric par no major Americanist publisher et Ben Laden par George W. Bush, ou Donald Rumsfeld, ou Paul Wolfowitz, ou Richard Perle
L’esprit de Thomas Friedman est typiquement américaniste. C’est l’esprit d’une psychologie unijambiste, monocolore, unidimensionnel, la psychologie d’une voie à un seul sens. Il nous en dit tellement sur Londres et pas un mot sur Falloujah. Il nous parle de Salman Rushdie et du zèle exalté, détestable et nihiliste des moudjahiddines affamés de guerre sainte, et pas un mot de Zbigniw Brzezinski en 1979, puis de Bill Casey en 1981, ranimant la mystique des moudjahiddines en Afghanistan, organisant leur recrutement en Egypte, en Arabie (dont Ben Laden), suscitant leur zèle intégriste, leur (ré)enseignant la djihad contre les athés soviétiques. (Casey, grosse fortune de Wall Street et directeur de la CIA de 1981 à 1986, était un croyant zélé, sinon zélote.) Friedman et ses acolytes en pensée unique dénoncent l’Arabie et ses tendances à financer les extrémistes et ne nous disent pas un mot du marché conclu en 1945 entre FDR et le roi Ibn Saoud, à Alexandrie (dollars et protection US des dirigeants saoudiens libres de faire ce qu’ils veulent, y compris de financer les nationalistes islamistes alors anti-anglais, contre le pétrole garanti pour l’Amérique) Et ainsi de suite, et tout cela sans arrêt dans la chaîne ininterrompue des rapports de cause à effet, en remontant le temps.
Dans cette fausse guerre de la terreur, le mythe de la responsabilité ultime (des autres, des musulmans dans ce cas) est le mythe américaniste par excellence parce qu’en échange, il permet d’afficher comme allant de soi, sans prendre la peine de le démontrer, le mythe de l’innocence ultime de l’Amérique, quoi qu’ait fait et quoi que fasse l’Amérique. Ce sophisme fondamental, sur lequel la civilisation américaniste fonde sa raison d’être et refuse en conséquence toute responsabilité historique, interdit à cette civilisation, face aux dures réalités de l’histoire, toute conviction historique pérenne, toute force historique convaincante, toute grandeur en un mot, et l’oblige à évoluer dans l’univers fabriqué et falsifié du virtualisme. On en reste au niveau de la morale des gratte-papiers et des pisse-copies. C’est peu pour faire un Empire romain, version postmoderne.