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Notes sur l’Ukraine, le souffle coupé…

Notes sur l’Ukraine, le souffle coupé…

21 février 2014 – La >révolution< en Ukraine cherche >son troisième souffle<, écrivions-nous le 17 février 2014, devant les nouvelles d’une visible démobilisation de la contestation, dite également >opposition< au président Ianoukovitch. Cette observation, qui paraît aujourd'hui si dépassée avec l'aggravation continuelle de la situation qu'elle en serait presque ridicule, a pourtant sa logique qui lui permet de résister au temps court de l'enchaînement des événements.

Notre remarque nous semble justifiée par l’appréciation que ce n’est peut-être pas une situation de >troisième souffle< qui se manifeste depuis lundi en Ukraine, mais peut-être plutôt une situation de >souffle coupé<. De ce point de vue, la question qui se pose est de savoir si l'évolution de la situation n'a pas pris tout le monde par surprise, ou pris tout le monde de vitesse, ou les deux à la fois, et la réponse est si évidente que le point d'interrogation, pour ce point, est inutile... Dans ce cas, une autre question, cette fois avec son point d'interrogation : qui a pris tout le monde de vitesse et par surprise ? Notre réponse serait alors caractéristique d’un phénomène qui ne cesse de s’étendre : le désordre, tel est le coupable. C’est une parabole, mais elle a sa cohérence, son explication, sa logique, sa dynamique, etc.

… En un mot, elle peut être parfaitement identifiée dans un premier temps et d’une façon sommaire, certes, par le seul mot qui substantive l’outil principal du désordre : >les extrémistes<. A Kiev, et aussi dans d'autres villes de la partie occidentale du pays, >les extrémistes<, constituent l'outil du désordre, – >les extrémistes<, c'est-à-dire, notamment, et pour donner une cohérence au propos, Pravy Sektor. Un peu de documentation là-dessus n’est donc pas inutile pour commencer notre démarche.

Depuis qu’elle a commencé dans sa phase actuelle si spécifique jusqu’à la faire sortir des standards des crises postmodernes pour peut-être une sorte de >post-postmodernité<, fin novembre 2013, la crise ukrainienne ne cesse de s'affirmer dans sa complète originalité. Elle alterne les périodes de grands événements qui semblent extraordinairement puissants avec les périodes de complet effacement qui font s'interroger sur son existence réelle ; elle met en scène des acteurs emportés par leur double et leur triple jeu, alimenté aux ingérences affichées de forces extérieures ; elle tourne autour d'une direction décrite comme dictatoriale et furieuse, et qui montre tous les symptômes de l'illégitimité de la corruption au travers d'un louvoiement de faiblesses et d'incertitudes affichées ; elle déploie des violences qui se substantivent effectivement par des scènes >apocalyptiques< dignes d'un film qu'Hollywood baptiserait prestement >Mad Max, le retour, – à Kiev<.

La crise ukrainienne a paru ces dernières semaines se développer vers l’imitation du modèle syrien, mais avec des composants qui se sont révélés comme ayant beaucoup moins de fermeté et de chronologie que ceux de la crise syrienne (Ianoukovitch très loin du modèle-Assad pour ce qui est de la résilience, la puissance des >extrémistes< aussitôt déployée, etc.). Cela conduit à l'hypothèse d'une version de ce type de crise finalement complètement nouvelle, où les attributs habituels des situations qui devraient déboucher sur des modèles connus (guerre civile, >coup d’État<, intervention étrangère, subversion organisée, etc.) semblent eux-mêmes échapper à leurs propres logiques. On dirait, nouvelle hypothèse qui poursuit la précédente, que la crise syrienne serait en train d'expérimenter une nouvelle sorte de désordre, une nouvelle version de ce caractère qui, depuis 2008-2010, domine et caractérise les relations internationales. Les habituelles observations et hypothèses prospectives s'en trouvent pulvérisées, et l'on comprend que le désordre gagne même ceux qui sont habitués à développer une politique subversive et intrusive autour de cette sorte d'événements, – on comprend que se soit produit ce que Weiss juge si critiquable («policies that have been made in response to unexpected events»). Nous aurions donc produit, dans le désordre que nous avons nous-mêmes créé, une nouvelle sorte de désordre qui échapperait au modèle, qui le surpasserait, qui confronterait paradoxalement sa propre fonction de désordre à l’énigme d’un désordre d’une nouvelle nature.

D’où la seule façon qu’il nous reste, non de conclure ce commentaire, mais de la rompre littéralement, – par des questions bien entendu, toutes avec la même potentialité : l’Ukraine est-elle bien notre nœud gordien ? L’Ukraine est-elle une nouvelle étape, peut-être décisive, de la crise d’effondrement du Système ? L’Ukraine est-elle le Sarajevo de notre centenaire de la Grande Guerre, si importante pour définir notre crise présente, qui constituerait la clef ouvrant sur des événements sans précédent ? Peut-être, dans deux semaines, dans trois jours ou dans quelques heures, ces questions paraîtront-elle complètement irrelevent, comme disent nos >amis anglo-saxons< ; peut-être cela ne sera-t-il qu'une ruse de la métahistoire qui se dissimule derrière l'histoire courante réduite au désordre ; peut-être nous offrira-t-on une séquence de calme avec une solution-miracle soluble quasi-instantanément dans les incertitudes des jours qui suivent ... Nous sommes dans l'époque sombre de notre Grand Trouble à nous, de notre Smutnoye Vremya postmoderne, déjà signalé à une autre occasion et dans d’autres circonstances (voir le 10 juillet 2013). Quoi qu’on en veuille et quoi qu’on en dise, et quelles que soient les nouvelles de la nuit dernière, nous ne savons rien et il est bon de savoir que nous ne savons rien…