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Considérations sur la souveraineté

Considérations sur la souveraineté

Le 27 mai 2013, les époux Flynt Leverett and Hillary Mann Leverett mettaient en ligne un texte très court mais du plus grand intérêt, à partir d’une interview télévisée pour l’émission Conversations with History, pour l’université de Californie. Il s’agissait, pour eux, de donner leurs appréciations historiques des relations internationales des USA avec quelques pays du Moyen-Orient, qui est leur sphère d’intérêt et d’activité, tout cela notamment à la lumière de leur expérience de service public, à la CIA, au département d’État et au National Security Council (NSC), entre 1990-1991 et mars 2003. (Les Leverett ont quitté tous deux leurs positions au NSC quelques jours avant l’invasion de l’Irak, à cause de désaccords avec la politique US au Moyen-Orient et dans la Guerre contre la Terreur).

Les Leverett sont de drôles d’oiseaux au sein de l’establishment washingtonien (ils font aujourd’hui partie de la New America Foundation après avoir fait partie de la Brookings Institution. Ils ne sont donc pas mis à l’index.) Ils font part de leur expérience au gouvernement comme des anthropologues rapportent leurs observations à partir d’une installation privilégiée («<[O]ur government service gave us ringside seats to watch as the United States really misused that primacy, misused its supremacy in ways that were grossly counterproductive for its own interests, and for America’s standing in international affairs») ; ils détaillent la façon dont les participants à la manufacture de la politique US, bureaucrates et experts, succombent régulièrement à la tentation impériale qui distord leur psychologie pour apprécier la situation au Moyen-Orient d’une façon complètement subvertie, pour produire une politique à mesure. Cette méthodologie compulsive conduit inévitablement et sans surprise à des distorsions permanentes qui placent les USA dans une position à la fois erronée et faussaire dans le jugement des autres politiques des acteurs du théâtre qu’ils observent (le Moyen-Orient). Deux remarques sont particulièrement intéressantes, qui concernent Israël (dans ses relations avec les USA) et l’Iran.

Concernant Israël, il s’agit essentiellement des relations israélo-américanistes. Les Leverett nous disent une chose très intéressante, que nous jugeons d’autant plus intéressante qu’elle renforce notre jugement. Nous avons toujours estimé que les relations USA-Israël, quelques scandaleuses qu’elles puissent être considérées, à juste raison, par nombre de citoyens US pour ce qui semble être des interférences d’Israël et de ses lobbies sur la souveraineté US, sont en réalité à l’avantage de la partie américaniste, et à l’initiative de la partie américaniste (nous ne disons pas la partie américaine eu égard au citoyen américain symbolique), et précisément de son bras armé, le Pentagone. (Voir nos textes, le 7 septembre 2009 et, récemment, le 22 mai 2012.)

Se référant à la fameuse publication de 2007 des universitaires Mearsheimer-Walt illustrant la thèse selon lequel le lobby israélien (essentiellement l’AIPAC) manipule à son gré la politique extérieure US, et qu’ils citent précisément, les Leverett écrivent ceci (le souligné en gras est des auteurs eux-mêmes). (… Avec cette formule heureuse : le lobby israélien enfonce une porte ouverte) : «Of course, we take up the place of Israel in both American and Iranian grand strategies. We have enormous respect for John Mearsheimer and Steve Walt; Flynt was one of the few former U.S. officials to speak to them on the record for their essential book, The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy’. But we differ somewhat from John and Steve in our argument that blind American support for Israel is not primarily a function of the Israel lobby. Rather, the U.S.-Israeli special relationship is driven by American elite perceptions, since the 1967 war, that a military dominant Israel helps America’s own hegemonic ambitions in the Middle East; in this context, the Israel lobby is pushing on an open door.»

Le second constat surprendra bien plus d’un expert des grands ministères des pays du bloc BAO habitués à juger avec le mépris le plus complet, et selon la grille d’analyse hystérico-religieuse pratiquée dans les salons, la politique de la République islamique d’Iran. En effet, l’Iran se trouve représenté, dans la perception des Leverett, comme un pays particulièrement stabilisateur, qui suit une politique d’équilibre des forces et des dynamiques, et nullement une politique d’hégémonie qui était par contre celle de l’Iran du Shah. La comparaison avec la politique de l’Iran du Shah est particulièrement bienvenue, parce qu’elle est très rarement faite et qu’elle est particulièrement révélatrice ; il est vrai que le Shah, à l’instigation des USA dont il était l’un des plus fidèles affidés (il avait été porté au pouvoir en 1953 par la CIA et le MI6 et sa fidélité à cet égard ne se démentit jamais), joua le rôle du gendarme du Golfe pour le compte des USA, cherchant effectivement à assurer la domination de l’Iran sur la région. Voici le passage du texte des Leverett :

«Turning to Iran, we argue that structure alone can’t explain modern Iranian foreign policy; one must also pay attention to culture and agency (in non-social science-speak, choice). In particular, one must appreciate the enormous differences between Iranian strategic culture under the Shah and Iranian strategic culture under the Islamic Republic. These differences explain why the Shah’s foreign policy was hegemonic, while, as Hillary puts it, The Islamic Republic looks at regional and international relations, at regional politics in terms of balance. It seeks to replace U.S. and Israeli hegemony in the Middle East not with Iranian hegemony, but with balance. In the interview, we describe how encouraging the spread of more popular and representative governments in the Middle East is a central element in the Islamic Republic’s balancing strategy.»

Nous ferons une remarque sémantique à ce point, qui nous intéresse particulièrement parce qu’elle porte sur un terme que nous utilisons souvent (le terme de narrative, dont nous donnons une appréciation concomitante au terme virtualisme que nous employons, dans le Glossaire.dde du 27 octobre 2013). Cette remarque semble interférer dans le développement de notre réflexion mais cela n’est nullement le cas. Pour expliquer ce qu’ils estiment être l’échec de la politique extérieure US dans la région, contre ce qu’ils jugent être le succès de celle de l’Iran, les Leverett portent leur jugement sur le plan de la perception, ce qui est justifié, mais dans une façon qui l’est peut-être moins à notre sens, mais dont il est intéressant d’analyser de quelle façon … «[T]he real problem is that what we’re saying is that, particularly in a Middle East in which public opinion is mattering more than ever before, the United States does not have a narrative with which to compete for influence. We’ve got carrier battle groups coming out our ears, but we do not have a narrativeThe Islamic Republic has one, and it knows how to use it to its strategic advantage [For Americans with a hegemonic perspective on the Middle East,] we’re creating cognitive dissonance.»

Le paradoxe est que ces deux auteurs, avec lesquels nous nous trouvons beaucoup d’affinités pour le jugement des politiques extérieures, et précisément dans ce cas de l’Iran et des USA, usent du mot narrative dans un sens que nous rejetons. Nous interprétons le terme narrative, qui a effectivement de multiples traductions, dans le sens fictionnel de récit, d’une histoire qu’on raconte, par conséquent et en poussant l’interprétation critique selon notre appréciation de l’usage qui en est fait par nous (essentiellement aux dépens des pays du bloc BAO, singulièrement des USA), d’une fable nécessairement faussaire par rapport à la vérité de la situation, un simulacre de réalité. (D’ailleurs, comme on le voit dans le Glossaire.dde, la narrative, qui est une fable ponctuelle, pour un cas ou l’autre, est une dégénérescence compulsive du virtualisme triomphant des années GW Bush, qui présentait, à cause de l’affirmation de la puissance US, une continuité et une linéarité remarquables.) Au contraire, les Leverett présentent le terme narrative comme une démarche vertueuse, une présentation efficace de ce qu’on fait. Ainsi prêtent-ils plus d’habileté aux Iraniens, qui ont une narrative, qu’aux Américains, qui n’en ont pas, alors que, pour nous, c’est le contraire : les Iraniens n’ont pas de narrative, ils ont une politique extérieure qui, avec ses principes que nous jugeons nécessairement structurants (exactement comme en jugent les Leverett), parle d’elle-même. De même, pour nous les USA ont nécessairement une narrative parce qu’il leur est nécessaire d’habiller leur politique extérieure d’une vertu qu’elle n’a pas. Il s’agit là, selon nous, d’un tropisme de l’américanisme dont les Leverett sont victimes bien que leur pensée soit juste.

En vérité, l’exposition que font les Leverett des cas iranien et israélo-américaniste n’a pas besoin de narrative. La chose parle d’elle-même, là aussi, et elle est intéressante parce qu’elle n’est pas connue, parce que, justement, les Iraniens n’ont pas de narrative. Ils présentent naturellement, selon des comportements et des réflexes qui renvoient à des antécédents historiques fondamentaux, une politique extérieure principielle, donc respectueuse du principe de la souveraineté selon, par exemple, la définition qu’en faisait Talleyrand (voir le 16 août 2007, sur la légitimité qui induit la souveraineté, définie par Talleyrand) : principe qu’on veut respecter pour soi-même, et qu’on respecte nécessairement chez les autres pour ne pas le détruire ; il s’ensuit nécessairement une politique d’équilibre entre les nations et les forces qu’elles représentent. (C’était évidemment le cas de l’axe fondamental du gaullisme : affirmer le principe de souveraineté [d’indépendance] pour soi, donc l’affirmer et le respecter également pour les autres pour ne pas le vider de sa substance.) L’appréciation des Leverett, et de cette politique principielle, a la vertu selon nous, particulièrement dans le cas de l’Iran, de pulvériser toutes les narrative (c’est le cas d’employer le mot) sur l’influence irrationnelle et maléfique de la religion, qui est le principal moteur de l’appréciation à connotation sans aucun doute suprématiste que font les pays du bloc BAO de l’Iran et de nombre de pays musulmans. (Suprématisme plutôt que racisme, et suprématisme bien pire que racisme puisque racisme impliquant nécessairement la notion prioritaire de la supériorité à finalité prédatrice qui entre dans la logique oppressive de l’idéal de puissance.) Dans d’autres cas qui voient ce jugement suprématiste, comme pour la Russie et la Chine par exemple, le facteur religion est remplacé par le facteur idéologie, mais la démarche suprématiste demeure bien entendu, puisqu’elle est la maladie même du Système lui-même. (Nous disons bien Système et n’employons sur ce point l’expression bloc BAO que parce que les exceptions et les singularités historiques ont disparu, étouffées par le Système. Du temps de la France gaulliste, la politique gaullienne était un modèle pour tous les pays du tiers-monde, non-occidentaux, etc., par son refus de l’hégémonie, notamment occidentaliste et américaniste. Alors, il n’y avait pas de bloc BAO. Depuis, la France a comme l’on sait intégré le bloc BAO qui s’est formé dans les conditions qu’on connaît, mais l’essence historique, sinon métahistorique, qui a produit le gaullisme, qui se manifeste régulièrement [Talleyrand], demeure en latence.)

Ces appréciations diverses qui se résument en une appréciation principielle fondamentale (respect du principe de la souveraineté pour la politique d’équilibre, refus du principe de souveraineté pour la politique d’hégémonie), expliquent aussi bien le chapitre israélo-américaniste. Les rapports de puissance entre les deux conduisent nécessairement à l’hégémonie US sur Israël, quelque narrative que nous servent les officines de communication, les lobbies, la fièvre religieuse qui joue son rôle et, en général, notre imagination enfiévrée. (Imagination enfiévrée : le complot juif, l’influence juive, etc. Il est évident qu’aux USA, les juifs ont une très grande influence, mais cette influence finit toujours par s’exprimer en faveur de l’américanisme, donc du Système et de sa logique hégémonique-déstructurante. Le cas d’Hollywood est évident, tel qu’il a été détaillé notamment dans un documentaire de 1996 sur les juifs d’Hollywood. Toute la production d’Hollywood, surtout à l’époque des studios où les dirigeants étaient juifs pour la plupart, a favorisé jusqu’à l’extrême l’américanisme, l’American Dream, etc., écartant même des films contre l’antisémitisme très présent aux USA, et cela jusqu’à interférer dans la vie personnelle de ces dirigeants eux-mêmes. On sait que, sur le tard, Samuel Goldwyn [fondateur de la MGM], dont les enfants ne découvrirent qu’ils étaient juifs qu’en allant au collège parce que leur père avait interdit qu’on les en informe, a caressé le projet de se convertir au catholicisme. [Choix suggéré par sa femme catholique, mais cela aurait pu bien être le protestantisme, l’évangélisme, etc.] Dans le documentaire cité, son fils rapporte l’éclat de rire général qui accueillit ce projet, en fonction du désintérêt total de Goldwyn pour le fait religieux, de quelque religion que ce soit.)

Le résultat de cette situation est l’absence totale de souveraineté d’Israël, s’exprimant notamment par sa politique destructrice et aveugle, à prétention hégémonique mais à un niveau particulièrement bas, son brio pour la tactique et sa nullité complète pour la stratégie qui demande une vision principielle. Quelques hommes politiques israéliens (Moshe Arens, par exemple) se sont aperçus de cela et se sont battus contre la pénétration hégémonique US, bien entendu sans succès. Cette soumission à l’américanisme, en fait au Système, est même visible dans la décadence d’un homme comme Netanyahou, chez qui même l’élément d’exacerbation religieuse, qui est souvent l’argument de ceux qui prêtent à Israël une très grande capacité d’influence et de puissance machiavélique, tend à s’effriter, à se dissoudre dans son effet, devant des fluctuations de plus en plus incertaines face à des situations complexes (la Syrie). A cet égard, le Système est à bout de souffle, comme le montre la présence russe en Syrie, et Netanyahou, homme évidemment sans principe, se tournera vers la Russie s’il le faut lorsque l’hégémonie US sur Israël aura suivi l’effondrement du Système.

Mis en ligne le 4 juin 2013 à 09H26