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La “French touch

La French touch

22 février 2005 Le 31 janvier 2005, le porte-parole du département d’État, Richard Boucher, répondait à des questions sur le voyage de Rice en Europe, notamment sa visite à Paris et le discours qu’elle projetait de donner le 8 février, à Paris effectivement. Pourquoi Paris? demandaient les journalistes. (« Yards can be written about the choice of Paris, a major speech considering the stated U.S.-European relations… would you like to get into those yards and say why she singled out the country with… in Europe with which the United States has had the most difficulty over the last few years? »)

Finalement, Boucher répondait ceci: « Well, I think the… having talked to her [Rice] a little bit about it, not extensively, but she wanted to do it in Paris because she felt Paris was one of the places where there’s a lot of debate and discussion about the U.S., about Europe, about common goals, about how we achieve our agenda, and that she wanted to be part of that discussion. That’s a discussion that does go on in Europe, does go on in France, and that she wanted to be part of that discussion and put her ideas into the mix. »

En d’autres mots, comme disent les Américains: Paris is where the action is, si l’on parle des relations transatlantiques. Même chose pour le dîner, hier soir, entre Chirac et Bush, seul dîner individuel du président américain durant sa visite très collectiviste à Bruxelles. Dans The Independent d’hier (accès payant), la Britannique Andreas Whittam Smith écrit ce commentaire, sous un titre provocateur pour une Britannique (It’s France that has a special relationship with America), ceci qui fixe bien le débat:

« Tonight, President Bush gives a dinner in honour of President Chirac. This will take place in Brussels at what will be the end of the first working day of the US President’s visit to Europe. Put this together with the fact that two weeks ago, when the new Secretary of State, Condoleezza Rice, swung through Europe, she chose Paris as the place where she would give her most important speech. It hardly appears, then, that France’s opposition to the invasion of Iraq has earned her lasting American disapproval. For guest lists, timetables and itineraries are all part of the language of diplomacy. What the Americans are saying to France by these gestures is we can talk to Jacques as well as to Tony. »

Certains commentateurs britanniques, les Britanniques, les plus encalminés dans une catastrophique allégeance à Washington, sont curieusement ceux qui montrent le plus de lucidité à cet égard, pensent que la rencontre d’hier soir se faisait sous les auspices de concurrences stratégiques fondamentales, où la France serait la représentante et l’éventuelle inspiratrice du moteur européen. Ils avancent que le cas de la Chine (des relations avec la Chine) est un de ces enjeux stratégiques. Voici le cas de Niall Ferguson, l’historien britannique, si peu suspect de francophilie qu’on a l’habitude d’en faire un théoricien implicite de la prépondérance de l’influence anglo-saxonne (UK et USA). Ferguson offre (ce matin dans The Guardian) cette interprétation de la rencontre Bush-Chirac, tout en disant le scepticisme extrême où le met l’interprétation générale d’une amélioration décisive des relations transatlantiques, notamment à cause du même Chirac (« Three reasons why the US and Europe won’t make up China, Iran and Iraq all loom over Bush’s bid to woo the Europeans »).

« The irony is that just a few months before Bush’s visit to Brussels, a European statesman went on a little-reported trip to Beijing. President Jacques Chirac was there ostensibly to promote trade and cultural exchanges with France. But Chirac surely had a rather grander design in mind. He knows that talk of transatlantic rapprochement amounts to little more than empty rhetoric. He also knows that Europe has an opportunity to woo China from the American embrace.

» Today, as in 1972 [Richard Nixon visit in China in February 1972], the international system has a triangular shape. Then it was the US that outwitted the Soviet Union by making overtures to China. Perhaps it is now Europe’s turn to outwit the US by doing the same. Or has George Bush already booked his flight to Beijing? »

Pour notre part, nous tentons d’identifier la signification profonde, éventuellement historique, de la rencontre GW-Chirac, à côté d’éventuels aspects stratégiques dont l’importance serait évidemment essentielle et qui seraient évidemment la transcription politique de cette signification historique. Nous ne nous attachons aucunement à la présentation implicite et médiatique de la rencontre GW-Chirac, qui prétendrait témoigner de la substance de cette rencontre. Nous croyons bien entendu, et d’une façon conforme à nos références fondamentales, que cette substance est faible, qu’elle est à la limite contraire à la réalité du courant historique à l’uvre, qu’elle affirme pour ceux qui ne sont sensibles qu’aux apparences une dialectique apaisante par souci et nécessité de circonstance (nécessité tactique, si l’on veut). Évidemment, cet aspect de la rencontre ne marquera pas l’histoire.

La rencontre a une toute autre signification, historique celle-là. GW rencontre Chirac parce que le Français est son grand opposant dans une époque de bouleversement qui enfante un enjeu gigantesque pour la civilisation occidentale; GW rencontre Chirac parce qu’il est vrai que, mises à part les notions de puissance brute et de quantité dont l’Irak est le pathétique rappel qu’elles suffisent si peu qu’elles en deviennent contre-productives, la France est de facto le seul pôle (mot à la mode ou à l’index, c’est selon) dessinant naturellement, on dirait par fatalité historique là encore, par référence traditionnelle, par pesanteur historique, une alternative au modèle que l’américanisme veut imposer au monde. Ce ne sont pas deux adversaires conscients (aussi bien de leur opposition que de leur puissance respective) qui se sont rencontrés hier soir, ce sont deux adversaires inconsciemment historiques. (Allons, on le sait bien : un peu moins inconscient chez le Français qui se pique de culture et d’histoire comme tout Français, beaucoup plus chez l’Américain dont la vertu américaniste principale est de ne rien savoir et de ne rien vouloir savoir de l’Histoire.)

Écrivant cela et évoquant nécessairement les relations entre les USA et la France, nous ne songeons nullement à l’histoire habituelle des relations entre les USA et la France. Nous ne songeons nullement à cette histoire où l’on clame avec, du côté français, une immense satisfaction sentimentale qui touche au narcissisme par entités interposées, que ces deux pays ne furent jamais ennemis, que l’un aida l’autre à naître avant que l’autre ne vînt sauver le premier, que les deux échangent périodiquement des marques passionnées d’amour et de haine qui illustrent surtout la force du lien qui les attache, et ainsi de suite, qui ne connaît pas le folklore, qui fait la fortune des éditeurs rive gauche? Nous songeons au contraire aux deux forces historiques que France et USA représentent, bon gré mal gré, consciemment ou pas, entre forces historiques structurantes et forces révolutionnaires déstructurantes. C’est aussi pour cette raison que nous écartons les notions de force dont la comparaison (entre les deux pays) nourrit les ricanements bon chic bon genre des séminaires transatlantiques. Nous écartons décisivement la quincaillerie, dont on mesure l’utilité et l’efficacité réelles chaque jour, ces temps-ci. Nous parlons de choses graves, tragiques et fondamentales.

En un sens, cette rencontre réhabilite le symbolisme dont ce voyage de GW en Europe est farci, et en général un symbolisme aussi clinquant qu’une vaisselle. Cette fois, l’événement symbolique offre une illustration et une signification historique cohérente et puissante. Dépassant et ridiculisant la dialectique de l’apaisement transatlantique à laquelle tous (y compris Chirac, sans qu’il importe de savoir s’il y croit ou non) sacrifient, il met en place à visages découverts ce qui va devenir nécessairement la confrontation transatlantique, entre USA et Europe. Cela ne signifie pas nécessairement affrontement, parce que confrontation signifie d’abord: « Le fait de mettre en présence pour comparer. » Mais à partir de ce qui est ici un constat et à la lumière des événements des quatre dernières années, on comprendra qu’il est déraisonnable d’être optimiste sur la forme que prendra la confrontation. Quoi qu’il en soit, c’est l’indication que la grande crise de la civilisation occidentale, qui touche tous les aspects, de la culture à l’organisation du monde, entre dans sa phase politique active et ouvre le champ des événements fondamentaux.