Le rôle de Henry Kissinger dans les erreurs d'évaluation de l'effort soviétique d'armement dans les années 1969-76 est considérable, bien qu'assez peu connu., Kissinger est un de ceux qui renforcèrent par leurs pressions l'influence du pouvoir politique sur les services de renseignement, d'abord pour obtenir des évaluations conformes à leur vision politique des rapports avec l'URSS à cette époque. Comme exemple, on peut donner les cas précis des ICBM soviétique SS-9 et SS-18.
En décembre 1975, Ray S. Cline déposa devant le House Select Committee on Intelligence. II avait été à la CIA, puis adjoint de William Rogers au Département d'état jusqu'au remplacement de son patron par Kissinger en septembre 1973. Cline expliqua: «[Kissinger] repoussa en 1973 des demandes du State et du Pentagone, ainsi que des chefs de l'équipe de négociation aux SALT, concernant les indications sur d'éventuelles violations du premier traité de limitation des armements stratégiques [SALT-I] (…) En 1973, il avait été mis au courant par certaines agences de renseignement qu'il contrôlait pour les informations stratégiques du fait que les Soviétiques travaillaient sur d'énormes silos d'ICBM [II s'est avéré qu'il s'agissait des SS-18]. II contacta l'ambassadeur Dobrynine avant même que le Secrétaire d'Etat Rogers ait été mis au courant. II lui exposa le problème et accepta les assurances privées que lui donna aussitôt Dobrynine, selon lesquelles « il n'y a aucune inquiétude à se faire à propos de ces silos» …». Et Cline concluait: «La seule sanction contre le renforcement des silos, c'est l'abrogation du traité». [Arnaud de Borchgrave, actuel rédacteur en chef du Washington Times, commentait ainsi cette période: «Chaque semaine, Kissinger rencontrait Dobrynine avec qui il avait d'excellents rapports, et il se faisait régulièrement désinformer».]
Auparavant, il y avait eu le cas de l'énorme SS-9, le prédécesseur du SS-18. Une seule tête nucléaire lui donnait une puissance menaçant les forces nucléaires adverses au lieu d'être une menace contre les seules villes américaines. Perspective déstabilisante: la menace anti-cités constitue le fondement de la doctrine MAD, un des composants essentiels de la détente et de l'équilibre stratégique selon l'appréciation américaine de l'époque, à laquelle l'URSS était censée adhérer. Le rapport du Senate Select Committee indiqua en avril 1976: « [en juin 1969] Kissinger et son équipe firent clairement savoir [à Richard Helms, alors directeur de la CIA] qu'à leur avis, [le SS-9] était un véhicule porteur de têtes multiples (MIRV), donc nullement destiné à une attaque de type contre-forces mais plutôt un engin conventionnel selon les conceptions américaines. Ils demandèrent que Helms reprenne l'affaire pour trouver de nouvelles preuves que le SS-9 était bien un engin porteur de MIRV». Mais Kissinger n'est pas seul en cause. L'état d'esprit était général. Le même rapport signale que Helms – décidément très sollicité – dut supprimer un paragraphe des estimations NIE de 1970 à la demande du Secrétaire à la Défense Melvin Laird parce qu'il était «en contradiction avec la position publique du Secrétaire». Le rapport exposa deux autres cas en 1969 où l'administration exerça des pressions sur la CIA pour que les évaluations de l'Agence correspondissent mieux a ses thèses stratégiques. Mais il nota également combien la CIA s'était montrée réceptive à de telles orientations, et avec quelle aisance elle avait écarté les données contradictoires de la pensée stratégique de Kissinger et des experts qui l'entouraient.
[Cet article et les deux >cadres< qui l'accompagnent ont été publiés dans le n°9 de janvier 1988 d'>eurostratégie<.]