Aller au contenu

La Belgique en embuscade

D'autre part, écrivant tout cela, on ne peut se départir de l'impression qu'on ne fait également que sacrifier aux lieux communs qui encombrent le paysage belge. Effectivement, la Belgique n'est pas exemptée de cette médiocrité du lieu commun et du convenu, cette médiocrité du conformisme, celle-là qui semble par ailleurs l'une des marques les plus notables d'une époque qui porte haut, mais qui porte haut le toc et le faux-semblant. On pourra même ajouter que la médiocrité a un côté historique dans la Belgique, — Baudelaire a écrit, là-dessus, des pages étourdissantes et qui laissent à penser. Les Belges en rigolent et, pour un peu, d'un air presque complice, comme si l'on jugeait ensemble quelque chose qui ne les concerne pas, vous parleraient de la médiocrité de leur pays comme d'une >mission historique<.

Encore une fois, la médiocrité est aujourd'hui une chose si partagée qu'on ne peut en faire la pièce essentielle d'un procès de la Belgique. Par contre, les événements courants nous révèlent quelque chose qui est remarquable, qui est à mettre à son actif, qui devient, à bien y réfléchir, une sorte de >dignité belge<. C'est, en Europe, comme le montre son comportement dans ces dernières semaines, sa présence avec les soi-disant >rebelles< franco-allemands, quelque chose de si rare qu'elle en est presque unique, dans tous les cas parmi les pays européens qui ne sont pas dotés d'une puissance historique notable : un pays qui fait la politique de sa conviction, — et qu'importe, et quoi de plus naturel enfin, si cette conviction reflète ses conceptions, intérêts, vertus et travers, jusqu'à l'absence de grandeur que certains lui reprochent ?

C'est par comparaison aux autres qu'il faut mesurer le comportement de la Belgique, et porter un jugement sur lui. Aujourd'hui, la plupart des pays ont choisi une non-politique comme politique, ils réfutent la mémoire de ce qu'ils furent, ils écartent leur substance, ils s'offrent comme clones pathétiques d'un >modèle américain< qui n'est plus lui-même que la caricature de lui-même, — caricature d'une caricature en quelque sorte ; ce qui marque notre temps historique, c'est bien cette entreprise auto-mutilante générale de refus de soi, de répudiation de l'être qu'on fut et qu'on est, cette volonté généralisée et presque joyeuse, — comme les fous sont joyeux et dansent la Saint-Guy parfois, — d'abandon de soi-même. On comprend, à la lumière de ce qu'on a écrit, que la Belgique est un pays qui échappe à cette règle générale. Le pays qui n'en finit pas d'exploser depuis quarante ans, le pays qui pourrait faire de la médiocrité une vertu nationale, ce pays-là devenu une sorte de modèle de dignité au regard des autres tels qu'ils sont devenus. Ce temps historique qui vous réserve des surprises.