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Richard Perle – Hard Line

Un neocon sur le sentier de la guerre bureaucratique

Dans les années 1981-86/87, il y eut à Washington la >guerre des deux Richard<. Richard Burt, au State department, Richard Perle au DoD (Pentagone), encore jeunes hommes (pas encore la quarantaine ou un peu plus), chacun brillant à sa façon, chacun occupant des postes stratégiques un peu en-dessous de leurs ministres, chacun avec une prise directe sur la politique la plus essentielle du moment (les relations avec l'URSS et les problèmes politico-stratégiques en Europe). Dans un pays normal, un naïf serait tenté de dire : eh bien, la belle équipe. A Washington, on dit : sacrée bagarre en perspective. Burt et Perle se haïssaient, pas d'autre mot. Washington palpitait aux péripéties de l'affrontement, qui faisait usage ample et sans vergogne de tous les chausse-trappes, les pièges, les coups en douce et en traître, les fuites vers la presse, les allusions, les notes confidentielles, les manoeuvres sans fin, bref tout ce que l'univers bureaucratique américain (le mieux outillé à cet égard) fournit de moyens pour détruire un homme et faire triompher la prépondérance d'un service et d'une administration.

Puis ils s'en allèrent. Burt passa par l'ambassade des USA à Bonn avant de se fondre dans la masse confortable des hauts fonctionnaires recyclés dans le secteur privé. Perle fit de même mais resta en contact avec le monde stratégique. Aux dernières nouvelles, avant qu'on le voit reparaître aux avant-postes, il était consultant et lobbyiste. Aujourd'hui, Perle est à nouveau en pleine lumière, le cheveu blanchi, avec les mêmes valoches sous les yeux, plus incisif que jamais, celui qui ne mâche pas ses mots. Il occupe une place stratégique à la présidence du Defense Policy Board qui conseille directement GW Bush sur les questions de sécurité nationale. C'est lui l'âme et l'inspirateur de la fraction neo-conservative de l'administration, l'homme de tous les extrêmes, de l'attaque sur l'Irak, sur la Somalie, sur le Soudan et bien d'autres.

Pour terminer, autre chose, un peu d'humanisation du stéréotype. Waterman-Perle est aussi, derrière ces dehors rugueux et son parcours un peu trop typique dans le genre misérabiliste, sa carure de super-hawk, son discours intransigeant, sa vocation de chevalier blanc, un homme qui se distingue par l'humour, un don pour les langues, une prédilection comme toujours pour la France et ses charmes. (On dit >comme toujours< parce qu'il semble toujours y avoir, dans la masse des stratèges en vogue du temps, l'un ou l'autre stratège typique comme Waterman-Perle, pourtant Américain hyper-Américain, Américain dur-de-dur et idéologique, et par conséquent anti-Français depuis toujours, et qui vous laisse voir un instant un petit espace réservé, comme une fleur bleue, qu'on découvre alloué à une passion dissimulée pour cette même France, sa grandeur, son art de vivre, son éternité parmi les hommes.) Waterman-Perle, ou bien est-ce Perle-Waterman, émaille donc son discours, quand il le faut, d'expressions françaises, entretient des relations directes, officieuses et amicales avec quelques collègues du Quai ou de la rue Saint-Dominique, et surtout, surtout, s'affirme comme le meilleur spécialiste/maître-queue privé, downtown Washington, en cuisine française. (On ignore si Waterman a une résidence secondaire en Provence mais Perle, lui, on le sait, en a une.)

Tout cela n'est pas faux d'ailleurs. Richard Perle est un gourmet à la française, il a des copinages secrets en France et une propriété dans le pays de Brillat-Savarin, de Voltaire et de De Gaulle. Il lui arriva même, pour rencontrer à Paris un copain français occupant des fonctions intéressantes, de donner des rendez-vous secrets, histoire de se donner le temps et l'espace de semer ses gardes du corps/espions de l'ambassade américaine. (Il faut dire, et tout s'explique, que l'ambassade dépend, elle, du State department du maudit Richard Burt.)

… Tout s'explique et la guerre continue, et, aujourd'hui, Perle et ses copains ont, à l'encontre de Powell, une haine qui vaut bien celle qu'éprouva Waterman pour Bennet. (Et vice-versa probablement, State contre DoD, car nul n'est innocent dans ces guerres sans fin et il n'y a pas de guerre bureaucratique >juste<, contrairement à celles que nous propose Richard Perle lorsqu'il rêve de cogner sur l'Irak.) Retrouvez le livre de Perle, lisez-le, méditez-le en comparant ce que ces hommes en poste pensent et font par rapport à ce que l'histoire nous dit des événements qu'ils manipulent. Dites-vous bien enfin que notre sort et par conséquent le sort de la civilisation se jouent plus, infiniment plus dans ces batailles feutrées et sans merci, et dont l'enjeu est plus ou moins d'influence, plus ou moins de pouvoir et rien d'autre, que dans les guerres sur le terrain dont on fait si grand cas.

Et pour en finir avec tout cela, avec la fourberie supposée d'un Bennet-Burt et la soi-disant pureté désintéressée d'un Waterman-Perle, rappelez-vous ce discours du secrétaire à la défense Rumsdfeld, qui ne put être fameux parce qu'il fut prononcé le 10 septembre 2001, in illo tempore par conséquent. Rumsfeld y décrivait « un adversaire qui constitue une menace, une menace sérieuse pour la sécurité des États-Unis. Un adversaire qui est l'un des derniers bastions de la planification centralisatrice. Il gouverne en dictant des plans quinquennaux. A partir d'une seule capitale, il tente d'imposer ses exigences au-delà des fuseaux horaires, des continents, des océans. » Et cet adversaire terrible des USA et du monde libre, cet adversaire « qui ressemble à ce que fut l'Union Soviétique », c'était, selon Rumsfeld le 10 septembre, « la bureaucratie du Pentagone. Non pas les gens mais le processus ».

Hard Line, 290 pages, Random House, New York, 1992